La mise en œuvre de la politique migratoire de l’Union européenne, qui est en grande partie l’affaire de Frontex, se fait au nom du tout-sécuritaire, avec une considération minimale pour les droits des réfugiés. En 20 ans, l’agence n’a cessé de voir ses prérogatives et ses moyens s’étendre. Sa montée en puissance suscite des critiques de plus en plus véhémentes de la part des défenseurs des droits humains.
Créée en 2004 et opérationnelle depuis 2005, l’Agence de gardes-côtes et de gardes-frontières de l’Union européenne (UE), Frontex, a son siège à Varsovie. Son conseil d’administration est composé de représentants des États membres de l’UE et de la Commission européenne. Son site officiel affirme qu’elle « aide les pays de l’UE et de l’espace Schengen à gérer les frontières extérieures de l’Union et à lutter contre la criminalité transfrontière ». Ses missions principales consistent à assurer la gestion européenne des frontières extérieures et à accroître l’efficacité de la politique d’expulsion de l’UE.
Quel est le bilan des 20 années d’activité de cette agence ? Vient-elle en soutien des principes démocratiques et humanistes de l’UE, ou au contraire les enfreint-elle très régulièrement, comme l’affirment ses détracteurs ?
Des moyens et des prérogatives colossaux
Les moyens et les prérogatives de Frontex n’ont cessé d’être renforcés depuis sa création. De plate-forme de coopération et de soutien aux autorités de gestion des frontières des États membres, elle est devenue, selon la formule de la Cimade, une des principales ONG françaises de défense des sans-papiers, le « bras armé de la politique migratoire européenne ».
Elle joue ainsi un rôle majeur dans de nombreuses opérations de contrôle et de surveillance aux frontières européennes, comme Opal Coast, en cours depuis décembre 2021, dans le cadre de laquelle Frontex déploie un avion de surveillance pour aider les autorités françaises et belges à détecter et intercepter les départs depuis leurs rives de canots emmenant des migrants vers le Royaume-Uni. Citons également les opérations Indalo en Méditerranée occidentale (contrôle de la frontière maritime entre l’Espagne et le Maroc) ou encore Hera, le long de la côte Atlantique (contrôle de la frontière maritime entre l’Afrique de l’Ouest et l’Espagne au niveau des îles Canaries) ; une route migratoire qui a vu en 2024 plus de 10 400 migrants mourir ou disparaître en mer, en tentant de rejoindre l’UE via l’Espagne, selon l’ONG Caminando Fronteras.
En outre, depuis 2016, Frontex est chargée de l’administration du système Eurosur, qui permet aux pays de l’espace Schengen et à l’agence de se partager en temps réel des images et des données recueillies à l’aide de plusieurs outils de surveillance (satellites, hélicoptères, drones, systèmes de compte rendu des navires…).
L’extension des pouvoirs de Frontex s’est accompagnée d’une augmentation considérable de ses moyens financiers et humains. Son budget a explosé depuis sa création, passant de 6 millions à 845 millions d’euros en 2005 et 2023, soit une multiplication par 140 en dix-huit ans. La dernière refonte de son règlement, en 2019, l’a dotée d’un contingent permanent de gardes-frontières, disposant d’un pouvoir de répression considérable. Dans son rapport d’audit publié en juin 2021, la Cour des comptes de l’UE déplore le manque de mécanisme d’information et de contrôle sur l’efficience et les coûts de Frontex.
Il est difficile de ne pas lier cette expansion à la montée en puissance des partis de droite radicale observée durant ces 20 dernières années sur le continent. D’ailleurs, Frontex a été dirigée pendant sept ans (de 2015 à 2022) par le Français Fabrice Leggeri, qui a rejoint après son départ le Rassemblement national, lequel l’a placé en troisième position sur sa liste aux élections européennes de 2024, ce qui lui a permis d’être élu député européen. Leggeri avait été poussé à la démission en 2022 suite aux conclusions d’un rapport de l’Office européen de lutte antifraude (Olaf) qui l’accusait d’avoir dissimulé l’organisation de pushbacks (refoulements illégaux de migrants) en mer Méditerranée. Son successeur à la tête de Frontex, le Néerlandais Hans Leijtens, continue sur la même ligne, déclarant notamment « Nous ne sommes pas l’agence européenne de sauvetage », assumant ainsi le caractère répressif de l’agence.
Frontex dispose également d’une « réserve de réaction rapide » et peut déployer des gardes-côtes et des gardes-frontières, ainsi que des équipements de contrôle et de surveillance pour assister les États membres confrontés à une situation d’urgence à leur frontière. À titre d’exemple, suite à l’invasion de l’Ukraine en février 2022, Frontex a été mobilisée pour soutenir la Pologne, la Hongrie et la Slovaquie dans la gestion de leurs frontières et l’enregistrement des personnes exilées fuyant l’Ukraine – une gestion qui a notamment donné lieu à des discriminations envers les personnes d’origine africaine fuyant l’Ukraine.
Frontex et les droits humains des migrants
Les opérations de retour menées par Frontex sont particulièrement indignes et traumatisantes, d’après les rares témoignages recueillis. Le nouveau pacte européen sur la migration et l’asile, négocié entre le Parlement et le Conseil européens, confirme le rôle de premier plan donné à Frontex en matière d’expulsions. En 2022, l’Agence a expulsé près de 25 000 personnes via 151 vols charters vers 24 pays. Sur l’ensemble de ces vols d’expulsion, 90 % ont été organisés à l’initiative de la France, de l’Italie et de l’Allemagne.
Alors que l’article 13-2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée en 1948 par l’ONU, proclame que « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays », ce droit n’est guère respecté par Frontex. De plus, comme l’a documenté le sociologue suisse Jean Ziegler dans son livre Lesbos, la honte de l’Europe, portant sur l’île de Lesbos, en Grèce, qu’il a visitée pour l’ONU en mai 2019, et qui abrite le plus grand des cinq centres d’accueil de réfugiés en mer Égée, le camp de Moria, les droits humains les plus élémentaires ne sont pas respectés, comme si ces exilés étaient des sous-hommes : sous la haute autorité de l’UE, plus de 18 000 personnes y sont entassées dans des conditions inhumaines, en violation des principes les plus élémentaires des droits.
On y voit aussi des enfants, qui souffrent physiquement et moralement au point que les tentatives de suicide sont quotidiennes. Censés être « détectés par les bateaux de Frontex » pour éviter de s’échouer sur les îles grecques comme Lesbos, les migrants sont en fait piégés sur cette île où ils se retrouvent prisonniers.
Au total, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), plus de 40 000 personnes ont péri en Méditerranée centrale depuis 2014, dont près de 3 000 au cours de la seule année 2024. Dans une enquête publiée en août 2022, Human Rights Watch et Border Forensics ont précisément documenté le rôle joué par des avions et un drone affrétés par Frontex dans la détection de bateaux de migrants en Méditerranée centrale, et leur interception consécutive par les forces libyennes.
« Alors que Frontex soutient que la surveillance aérienne permet de sauver des vies, les preuves recueillies démontrent qu’elle est au service de l’interception d’embarcations par les forces libyennes – une interception souvent illégale d’ailleurs – plutôt que du sauvetage par des organisations de secours civiles ou des navires marchands également présents dans la zone »
Des témoignages et vidéos, comme celle de l’ONG allemande Sea Watch, ont mis en lumière les pratiques des gardes-côtes libyens en mer Méditerranée : « Sans coordination, ni réelle maîtrise d’une opération de sauvetage, la vedette libyenne abandonne à leur sort plusieurs migrants » ; « les gardes-côtes libyens restent sourds aux appels radio » ; « sur la vidéo, on remarque que des gardes-côtes sont en train de retirer l’échelle à laquelle un migrant tente de s’agripper », provoquant sa mort…
Lanceurs d’alerte et sauveteurs face à Frontex
Plusieurs lanceurs d’alerte, comme Jean Ziegler et le réseau euroafricain Migreurop (créé en 2011 et dont la Cimade est membre), dénoncent les violations quotidiennes et flagrantes des droits humains dont Frontex se rend coupable selon eux,
« non-respect du droit d’asile, entraves au droit de quitter tout pays, mauvais traitements et actes de violence, discriminations, manque de transparence en matière de protection des données personnelles ».
De même, depuis 2013, la campagne interassociative Frontexit documente les violences exercées par Frontex et milite pour mettre fin à ce système. Pour autant, l’agence n’est guère inquiétée sur le plan judiciaire ; Migreurop estime à cet égard que l’UE et ses États membres ont progressivement mis en œuvre une stratégie « d’irresponsabilité organisée » en matière de politique migratoire, dont Frontex « est l’une des composantes sécuritaires essentielles ».
Des associations comme « SOS Méditerranée » créée en 2015, qui s’appuie sur le droit de la mer (droit qui affirme qu’en mer tout bateau a le devoir de sauver des personnes en détresse), viennent en aide aux migrants, exilés et réfugiés en danger en mer, avec des bateaux comme l’Aquarius et l’Ocean Viking, aménagés pour soigner les rescapés. Des capitaines de navire comme l’Allemande Carola Rackete, aux commandes du Sea Watch 3, aujourd’hui députée européenne, s’illustrent dans le sauvetage de migrants. Poursuivie par la justice italienne qui l’a fait arrêter fin juin 2019, Carola Rackete a vu son arrestation invalidée quelques jours plus tard.
Cette opposition à la politique, dont Frontex est l’une des chevilles ouvrières, se déploie également à travers des récits, comme celui du jeune Thierno Diallo, migrant clandestin ayant fui sa Guinée natale et traversé la Méditerranée dans des conditions terribles ; des images, comme celle d’Aylan, jeune garçon kurde syrien de 3 ans, noyé, retrouvé mort sur une plage turque en 2015 ; des articles, comme celui de Guy Sorman dans Le Monde, intitulé « Les réfugiés d’aujourd’hui me rappellent mon père fuyant le nazisme » ; ou encore des films autobiographiques, comme Flee du Danois Jonas Poher Rasmussen (2022) – autant de moyens d’interpeller l’opinion publique sur ces multiples drames dont l’UE, en dépit de ses affirmations sur le fait que sa politique migratoire est « efficace, humanitaire et sûre », est comptable.