Les punaises de lit ont surgi comme une armée descendue d’un cheval de Troie pendant la nuit, apparaissant soudainement sous nos yeux effrayés. Que ce soit dans les trains, au cinéma ou dans nos appartements, elles sont partout. Nous lisons des récits déchirants de familles ravagées, regardant horrifiés les photos de leurs victimes, les ventres gonflés de piqûres. L’invasion des punaises de lit est documentée ville après ville, quartier après quartier.
“Réactions et Mesures Draconiennes”
Les réactions face à cette invasion sont tout aussi dramatiques. Les journalistes, comme l’auteur de ces pages, se réjouissent d’un sujet bien plus excitant que la dette publique en constante augmentation ou les harcèlements administratifs prévus envers les bénéficiaires de l’aide sociale. Certains s’interrogent sur l’efficacité des dispositifs ultrasoniques, tandis que d’autres se demandent si les migrants pourraient être considérés comme une nouvelle ruse pour miner les bases de notre nation.
Les autorités publiques ne minimisent pas la situation. Le conseil municipal de Paris propose une révision des contrats d’assurance habitation. Le gouvernement a convoqué les opérateurs de transport “pour rassurer et protéger” les usagers. Une conférence nationale sur la lutte contre les nuisibles est prévue. Il ne fait aucun doute que le président de la République finira par annoncer que “nous sommes en guerre” – contre les punaises de lit.
“Une Crise Réelle-Fausse”
La seule comparaison de cette ampleur qui nous vienne à l’esprit est celle des attaques de requins à l’été 2001 aux États-Unis. En juillet, un petit garçon nommé Jessie Arbogast a eu le bras arraché au large de la Floride. Dans les jours qui ont suivi, un New-Yorkais a perdu une jambe aux Bahamas, puis un surfeur a été déchiré. La récupération d’Arbogast, dont le bras a été retrouvé dans le ventre du requin et recousu sur son propriétaire, a fait l’objet d’une couverture médiatique sans relâche. Le magazine TIME titre son numéro de fin juillet “L’été des requins.”
Les migrations des requins étaient suivies en hélicoptère, les plages américaines étaient en proie à la peur et à la psychose. Le gouvernement est convoqué pour réagir. Seules les attaques du 11 septembre ont pu détourner l’attention du public.
Sauf que, comme l’ont souligné l’économiste Steven Levitt et le journaliste Stephen Dubner dans SuperFreakonomics, en 2001, il y a eu 68 attaques de requins dans le monde, dont quatre mortelles. Entre 1995 et 2005, il y avait environ 60 attaques de requins par an.
Sans la couverture médiatique initiale du spectaculaire cas d’Arbogast, personne n’aurait prêté attention à ces accidents dramatiques mais statistiquement insignifiants. Comme le concluent humoristiquement Levitt et Dubner, les titres des journaux auraient dû dire : “Rien à signaler cette année en matière d’attaques de requins.”
Une crise réelle-fausse Le psychologue renommé Daniel Kahneman explique notre tendance à extrapoler ce type d’événement d’actualité par l'”heuristique de disponibilité”, c’est-à-dire la propension de notre esprit à transformer des images choquantes (et donc facilement “disponibles” pour le cerveau) en règle générale, en dépit de tout raisonnement probabiliste rigoureux.
Est-ce que les punaises de lit sont soumises à la même heuristique de disponibilité ? Alors que ces suceuses de sang de la taille d’un ongle ont indéniablement refait surface depuis les années 1990, après avoir été presque éradiquées en Europe d’après-guerre (grâce à des insecticides dévastateurs comme le DDT), il n’y a aucune indication que leur population ait particulièrement explosé cette année.
Pourquoi sommes-nous soudainement si anxieux au sujet de la cimex lectularius, irritantes mais en aucun cas dangereuses ?
Mais une fois que les médias sociaux ont été saturés de quelques photos effrayantes, comment pouvons-nous arrêter le cycle anxiogène de l’information ? Y a-t-il réellement plus de punaises de lit dans les cinémas, ou avons-nous simplement entrepris de les chercher et de les signaler nous-mêmes ?
La crise réelle-fausse des punaises de lit nous a enseigné deux leçons sur notre époque. La première est que, malgré les avancées en neurosciences et en intelligence artificielle, la nature humaine n’évolue guère, nous sommes toujours aussi bêtes.
La deuxième, et peut-être plus sérieuse, concerne notre relation avec les êtres vivants. Pourquoi sommes-nous soudainement si anxieux au sujet de la cimex lectularius, irritantes mais en aucun cas dangereuses, qui tourmentent l’humanité depuis des millions d’années et agaçaient déjà Aristote ?
Au-delà des démangeaisons et des picotements, nous ne supportons pas l’idée que les insectes prennent la liberté de se promener sur notre peau la nuit. Oubliant que nos corps sont en contact constant avec une multitude de micro-organismes, nous aimerions transformer nos chambres en bunkers. Les punaises de lit ! Quels idiots !