La frontière entre vie privée et vie professionnelle n’a jamais été figée. Si la crise sanitaire de 2020 a accéléré la revendication d’authenticité et la visibilité des convictions personnelles dans l’espace de travail, cette imbrication ne date pas d’hier.
Tiphaine Galliez, spécialiste des dynamiques sociales en entreprise, rappelle que « c’est un enjeu qui dure depuis plus d’un siècle ». Ce phénomène interroge directement la liberté d’expression au travail, mais aussi les obligations légales des employeurs, comme le rappellera plus tard Barbara Mollet, avocate associée au sein du cabinet Litler France, spécialisée en droit du travail.
L’histoire des frontières vie privée/ vie professionnelle
1900-1920 : l’ère du paternalisme industriel
Au début du XXe siècle, vie professionnelle et personnelle sont profondément entremêlées. La seconde révolution industrielle transforme l’organisation du travail, et les entreprises jouent un rôle quasi parental. Médecin familial, écoles, théâtre, bains ou piscine sont proposés par l’employeur, dans une logique que Tiphaine Galliez qualifie de « management un peu paternaliste ». L’individu existe au travail dans sa globalité, sans séparation nette entre ses sphères de vie.
1920-1968 : la construction de frontières
Les accords Matignon instaurent les congés payés, les conventions collectives et réduisent la durée légale du travail. Ces réformes permettent aux salariés de développer des activités personnelles en dehors de l’entreprise. L’Organisation scientifique du travail (OST) standardise les tâches pour maximiser la productivité, ce qui donne lieu à « une mise de côté de l’individualité des travailleurs », comme le dit Galliez. L’époque est celle de l’émergence d’une frontière claire entre vie privée et vie professionnelle.
1968-1990 : le début de l’affirmation de son individualité
La contestation de 1968 et les accords de Grenelle renforcent les droits syndicaux et bousculent l’autorité managériale. Nous sommes en remise en cause du plein emploi et les salariés revendiquent leurs convictions et leurs aspirations. On recherche un management plus démocratique et participatif. Cette période voit l’individu réapparaître au centre des préoccupations, mais cette fois sur le plan collectif et revendicatif.
1990-2020 : l’ère du collaborateur “complet”
À la fin du XXe siècle et au début du XXIe, l’entreprise réintègre la subjectivité individuelle, mais sous un angle nouveau : émotions, aspirations, développement personnel. Les managers adoptent des postures de coach, valorisent les soft skills et cultivent un management plus humaniste. Galliez rappelle que cette tendance s’explique par « la flexibilisation du marché du travail », qui pousse chacun à développer sa valeur individuelle et son employabilité.
Une nouvelle génération séparatiste du travail depuis 2020
La pandémie de COVID-19 agit comme un révélateur. Télétravail, quête de sens, équilibre vie pro/vie perso et levée des tabous redéfinissent les attentes des salariés. Tiphaine Galliez parle de l’émergence du concept d’extime, c’est-à-dire « le désir de rendre visible certains traits personnels jusque-là considérés comme intimes ». Convictions politiques, valeurs écologiques, préférences de travail, signes distinctifs religieux ou militants : l’expression personnelle s’affiche désormais sans complexe.
Les frontières entre travail et vie privée deviennent de plus en plus floues
Une étude OpinionWay pour Les Échos indique que 51 % des salariés français déclarent parler de politique avec leurs collègues, mais 47 % estiment que ces échanges risquent de dégrader les relations de travail. Les élections législatives de 2024 ont accentué ces discussions pour plus de la moitié des sondés. Les réseaux sociaux et les temps de convivialité hors bureau prolongent ces interactions, parfois hors du champ de contrôle managérial, avec des impacts potentiels sur la réputation de l’entreprise.
Les entreprises doivent donc composer avec un cadre juridique précis. Comme l’explique Barbara Mollet, la question centrale est de savoir « dans quelle mesure un employeur peut imposer la neutralité à ses équipes et limiter certaines expressions politiques ou religieuses ». La réponse dépend du secteur, du type d’entreprise et de la nature des fonctions exercées, le tout encadré par le Code du travail et la jurisprudence.


