Assassin’s Creed fait son grand retour. Ubisoft, la célèbre maison de développement de jeux vidéo, a dévoilé le 15 mai dernier son dernier opus de la série Assassin’s Creed, intitulé Assassin’s Creed Shadows. Le jeu se déroulera dans le Japon féodal et mettra en scène un personnage historique fascinant, Yasuke, le samouraï noir. Cependant, la décision d’inclure Yasuke comme personnage central a suscité une vive controverse autour de sa couleur et de sa légitimité. Le Parisien Matin a eu le plaisir de discuter avec Jennifer Lufau, consultante en inclusion dans le jeu vidéo et fondatrice d’Afrogameuses.
Assassin’s Creed Shadows : Qui était Yasuke ?
Nombreux sont les internautes à avoir criés au scandale en voyant un samouraï noir, avançant que ce n’était pas possible à l’époque. Pourtant, Yasuke est une figure historique réelle, originaire probablement de la région du Mozambique, qui a été amené au Japon par des missionnaires jésuites portugais dans les années 1570. Il a attiré l’attention d’Oda Nobunaga, l’un des plus puissants seigneurs de guerre du Japon, qui l’a fait samouraï, un honneur exceptionnel pour un étranger à cette époque. Il est d’ailleurs le premier étranger à le devenir.
Yasuke était un homme de grande taille et de stature impressionnante, ce qui a immédiatement captivé Nobunaga. Son intégration dans la société japonaise en tant que samouraï est un témoignage de la fascination et de la curiosité des Japonais pour les étrangers, ainsi que de la reconnaissance de ses compétences et de sa loyauté. Cependant, peu de détails concrets sur sa vie et ses exploits sont parvenus jusqu’à nous, laissant place à de nombreuses spéculations et légendes. Il est bon de rappeler qu’Ubisoft a toujours mis un point d’honneur à respecter l’authenticité historique tout en intégrant les éléments fantastiques typiques de la série.
Le choix de Yasuke comme protagoniste permet de diversifier l’éventail des personnages historiques représentés dans les jeux vidéo. En mettant en avant une figure historique non-européenne et non-asiatique dans un contexte japonais, Ubisoft brise les normes traditionnelles et offre une perspective unique sur l’histoire mondiale.
Yasuke, une avancée pour certains, wokiste pour d’autres
La décision de centrer l’histoire sur Yasuke a généré des réactions mitigées. Certaines personnes ont salué le choix d’utiliser un tel personnage historique, symbole de mixité ethnique dans l’Histoire, mais bien évidemment ces commentaires bienveillants se sont rapidement retrouvés sur la touche à cause de critiques, parfois racistes, d’autres fois remettant en question la légitimité de Yasuke dans l’Histoire, et souvent les deux.
En réponse à ce genre de comportements ancrés dans notre société depuis des décennies, des associations ont vu le jour afin de défendre les droits et la représentation des minorités dans le milieu du jeu vidéo.
C’est par exemple le cas de Jennifer Lufau : “ Afrogameuses est une association que j’ai fondée et lancée parce qu’en tant que joueuse noire, j’ai connu et je connais encore beaucoup la toxicité dans le jeu vidéo. C’est l’une des premières choses qui m’a animée ! C’est ce côté toxique du sexisme et du racisme ambiant que je voulais dénoncer et aussi la volonté tout simplement de voir plus de personnes qui me ressemblent dans ce milieu parce que je n’en connaissais tout simplement pas. Cela m’a permis de discuter avec d’autres joueuses et de me rendre compte que je n’étais pas folle face à cette toxicité banalisée”, explique Jennifer Lufau.
Il s’agit d’une association ouverte à tous qui a pour but de sensibiliser à la question de la marginalisation des ethnies dans le milieu du jeu vidéo. “On essaye de pousser les personnes à prendre plus leur place dans cette industrie, autant dans la création pour aller créer eux-mêmes, développer leurs propres jeux ou être recrutés dans des studios de développement. On veut aussi faire connaître les métiers en allant dans les lycées, les collèges ou les écoles de game design”, ajoute Jennifer.
Pour elle aujourd’hui, le constat de la diversité dans le jeu vidéo est simple : “La plupart d’entre elles sont représentées, c’est-à-dire qu’on voit aujourd’hui typiquement des personnages noirs, LGBT, ou en situation de handicap et on commence à en voir depuis en plus dans les jeux vidéo. On voit aussi beaucoup plus de femmes qui ont des rôles principaux, ce qui n’était pas tellement le cas avant.
Mais ce n’est toujours pas assez et ces représentations-là, même si elles évoluent, continuent d’être questionnées par exemple pour Assassin’s Creed Shadow et Yasuke, mais aussi pour plein d’autres jeux. Il y a toujours une résistance de la part de certains joueurs qui ne supportent pas de voir qu’il y a ces avancées-là aujourd’hui. Tant de gens pensent que justement, on a un surplus et qu’il y a un trop de représentativité alors qu’en réalité ce n’est toujours pas le cas. En fait, la majorité des personnages dans les jeux vidéo reste globalement des hommes blancs.”
Bien évidemment, le cas Assassin’s Creed Shadows n’est pas passé sous le radar de l’association : “Je ne suis pas étonnée, je suis déçue, mais ce qui me surprend le plus c’est le fait qu’il y ait tellement d’arguments pour rejeter l’existence simple de ce personnage, alors qu’il a réellement existé et qu’il mérite sa place dans un jeu.” Une des premières remarques des critiques en ligne est : “Pourquoi ne pas avoir mis un personnage japonais ?” En effet, lorsque l’on regarde les précédents opus de la saga, chaque pays et région mis en scène avait un personnage y trouvant ses origines.
Selon les critiques, ce n’est pas le cas de Shadows, mais leur véhémence les a tellement aveuglés qu’ils ont oublié que ce sera le cas. Un deuxième personnage sera jouable dans le AAA d’Ubisoft : Naoe, une shinobi japonaise. “Je pense que le fait que ce soit une femme l’a complètement invisibilisée dans toute cette histoire. Les gens font une fixette sur le personnage noir, alors qu’il y a bien un personnage japonais dans le jeu”, se lamente Jennifer Lufau.
Nous pouvons aussi trouver d’autres opposants à Yasuke qui cherchent à remettre en question sa condition de samouraï dans l’Histoire : “Les Japonais eux-mêmes utilisent Yasuke dans leur propre représentation dans la pop culture. Il est extrêmement connu ! Aucun Japonais aujourd’hui ne viendrait vous dire que Yasuke n’a pas existé puisqu’il y a des archives qui le montrent et il est représenté de manière assez régulière dans la pop culture japonaise. Donc finalement le problème vient des Occidentaux et non des Asiatiques.”
En 2017 sortait Nioh, un jeu de Team Ninja, mettant en scène William, personnage blanc dans le rôle d’un samouraï. Étrangement, aucune polémique n’a entouré le jeu : “Il y a une réelle hypocrisie ambiante” pour Jennifer.
Yasuke, un bon choix pour Assassin’s Creed?
Lorsque l’on regarde de plus près, Ubisoft est loin de jouer avec la carte de l’originalité en choisissant le cadre du Japon féodal pour son prochain jeu. Nioh, Ghost of Tsushima, Rise of the Ronin, Sekiro : Shadows Die Twice, Monster Hunter Rise… Ces jeux sont légion depuis le début des années 2020. Mais c’est là que le personnage de Yasuke devient intéressant. Tous
les autres jeux cités précédemment mettent en scène des personnages japonais (sauf Nioh et Monster Hunter). Un samouraï noir est l’occasion idéale pour voir un point de vue différent de cette époque. De plus, d’un point de vue narratif, Yasuke est intéressant car nous ne savons officiellement rien de la fin de sa vie, dont l’histoire s’est perdue au fil des âges. L’incorporer au scénario d’Assassin’s Creed donnera une plus grande liberté narrative aux développeurs d’Ubisoft.
“Étant donné qu’Assassin’s Creed est la franchise phare d’Ubisoft, il y a beaucoup d’attentes évidemment sur le jeu. On attend d’avoir un gros jeu, un AAA qui aurait un impact en ayant justement un personnage qui sort un peu des codes de ce qu’on a l’habitude de voir et qui deviendrait iconique, parce que c’est ça qui nous manque en fait. Il nous manque des icônes ! Le problème qu’on a dans les représentations des personnages racisés, c’est qu’ils sont toujours secondaires”, explique la fondatrice d’Afrogameuse.
L’industrie du jeu vidéo a longtemps été critiquée pour son manque de diversité et de représentation. L’inclusion de Yasuke pourrait marquer un tournant, incitant d’autres développeurs à explorer des histoires et des personnages issus de diverses cultures et origines. Cependant, cela nécessite également un engagement à représenter ces personnages de manière respectueuse et précise, sans tomber dans les stéréotypes ou les simplifications. “Je souhaite qu’on soutienne de manière générale les créateurs et les experts de tels jeux !”
Ubisoft, en prenant ce pari audacieux, a non seulement offert une nouvelle perspective sur le Japon féodal, mais a également incité l’industrie du jeu vidéo à réfléchir davantage à la manière dont elle raconte et représente des histoires historiques.
Y a-t-il de bons jeux avec de bons personnages noirs ?
“J’ai été vraiment très agréablement surprise par un jeu qui est aussi sorti récemment : Tales of Kenzera Zau. Il est développé par Surgent Studios, et dirigé par Abubakar Salim, une personne noire. Il était le doubleur du personnage principal d’Assassin’s Creed Origins et aujourd’hui il a créé son propre jeu qui est un hommage à son père”, témoigne Jennifer. Sorti en avril 2024, le jeu suit l’histoire de Zau, un jeune chaman en quête pour récupérer l’esprit de son père auprès du Dieu de la Mort, Kalunga.
Cependant, le titre est victime d’un boycott de la part d’un groupuscule qui sévit sur Internet. Ces personnes jugent qu’il y a un grand remplacement qui opère dans le milieu du jeu vidéo et ne manquent pas d’attaquer tout ce qui se rapproche de près ou de loin à ce qu’ils estiment “woke”. C’est par exemple le cas dansl’affaire de Sweet Baby Inc, une petite entreprise canadienne qui propose des services de consultation scénaristique. Le groupe s’attaque à elle en criant à la théorie du complot, et clame que la société canadienne obligerait les studios de développement à incorporer des personnages issus de la diversité, ce qui est faux, bien évidemment.
En réponse à cela, Abubakar Salim a publié une vidéo de 5 minutes sur X afin de s’exprimer sur le sujet et dénoncer ces pratiques qui ont encore une place bien trop grande et incompréhensible à notre époque.