Lors de la récente conférence sur la surveillance de la biodiversité de Biodiversa+ en Europe, chercheurs, ingénieurs et écologues ont partagé une vision ambitieuse. Il s’agit de celle d’un futur où la nature serait suivie en temps réel grâce à des flux de données continus issus de l’intelligence artificielle, un véritable jumeau numérique de la biodiversité mondiale.
De la donnée dormante à la donnée vivante
Aujourd’hui, les bases de données écologiques s’appuient souvent sur des relevés vieux de plusieurs mois, voire d’années. « Nous avons 3,5 milliards de points de données, c’est énorme », a rappelé un intervenant, « mais dans l’ensemble, cela reste très peu au regard de la complexité du vivant. »
L’objectif des chercheurs : créer des flux de données exponentiellement plus importants, où les capteurs et les observatoires enverraient en continu des informations sur les espèces, les forêts, les zones humides ou les migrations animales.
À terme, ce réseau permettrait de modéliser les écosystèmes en temps réel et de mieux anticiper les effets du climat, de la pollution ou de l’urbanisation.
L’intelligence artificielle pour écouter le chant de la nature
Un des projets phares présentés, Tabmon, dirigé par le professeur Dan Stowell (Tilburg University et Naturalis Biodiversity Center), explore l’idée d’un réseau européen de microphones qui enregistrerait les sons de la faune.
« L’acoustique de la nature existe déjà ; beaucoup d’entre nous ont une application qui reconnaît les chants d’oiseaux sur leur téléphone, mais nous voulons aller plus loin, jusqu’à une surveillance à l’échelle européenne », explique Stowell.
Ces capteurs autonomes, installés de la Norvège à l’Espagne, enverront leurs données en temps réel à une plateforme commune. L’intelligence artificielle analysera ensuite les sons, supprimera les voix humaines pour des raisons de confidentialité et identifiera les espèces présentes.
Grâce à une méthode dite d’« apprentissage actif », les chercheurs ajusteront en permanence les algorithmes selon les habitats et les saisons. Cela offrira des indicateurs fiables sur la présence, la migration ou la reproduction des oiseaux, y compris les espèces nocturnes encore trop peu suivies.
L’harmonisation, clé du progrès scientifique
Collecter des données ne suffit pas. Il faut les harmoniser. Comment comparer les relevés d’un drone espagnol, d’un capteur norvégien et d’un plongeur turc ?
Les équipes du programme européen Biodiversity+ s’y attellent à travers différents « pilotes » : suivi des poissons côtiers (EuroFish), de la surveillance des habitats humides et des prairies (Habitat Pilot), de la détection des plantes invasives ou encore de l’observation satellitaire.
Le biologiste français Guillaume Body résume la difficulté avec humour :
« L’harmonisation, c’est une danse collective. On doit suivre le même rythme, mais chacun garde son style. »
Les chercheurs insistent sur la nécessité d’un langage commun : formats de données, protocoles d’échantillonnage, normes de métadonnées. Sans cela, impossible de relier les bases de données entre pays ni d’en tirer une image cohérente de la santé de la biodiversité européenne.
L’intelligence artificielle, oui, mais pas sans éthique
Les intervenants ont aussi souligné les limites de l’IA. Si elle permet d’analyser des millions d’images ou de sons, elle ne remplace pas le regard humain. Les écologues rappellent l’importance de valoriser le travail des chercheurs de terrain :
« Ceux qui collectent les données ne sont pas de simples fournisseurs, ce sont des producteurs de connaissance. Avant d’utiliser leurs données, il faut reconnaître leur contribution. »
D’autres alertent sur la question du coût et de l’équité. Certains pays ou régions disposent déjà d’équipements de pointe, tandis que d’autres manquent encore de moyens de base. L’un des enjeux des années à venir sera donc d’assurer une infrastructure commune et un accès équitable à ces technologies.
Une nouvelle ère de coopération
Au-delà des défis techniques, la conférence a révélé un changement d’état d’esprit. Les acteurs publics, les chercheurs et même certaines entreprises partagent désormais un objectif commun : mieux comprendre la nature pour mieux la protéger.
Comme l’a résumé Gloria Casabella, technicienne en biodiversité :
« Les projets transnationaux prouvent que la collaboration est possible. Maintenant, il faut transformer ces réussites en politiques concrètes. »
Dans dix ans, si les prédictions se confirment, les scientifiques pourraient disposer d’un portrait numérique vivant de la planète, mis à jour en temps réel. Ce serait en quelque sorte une révolution silencieuse, à l’écoute du chant du monde.


