De sa conception à sa mise en place en janvier 2021, la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) ambitionne de créer un marché unifié pour les biens, services, capitaux et personnes à travers l’Afrique. Cependant, cette initiative, qui pourrait dynamiser les échanges et l’industrialisation, soulève d’importantes questions environnementales, souvent mises de côté. Alors que la COP29 bat son plein, Le Parisien Matin a sollicité l’expertise de Serge Éric Menye, consultant et auteur de L’Afrique face au cynisme climatique (L’Harmattan, 2023), pour décrypter les risques écologiques de l’accord.
La Zone de libre-échange continentale africaine vue par Serge Eric Menye
Dans votre ouvrage L’Afrique face au cynisme climatique, vous dénoncez l’inaction climatique des dirigeants africains et l’hypocrisie des grandes puissances. Selon vous, Serge Eric Menye, la ZLECAf peut-elle réellement favoriser une industrialisation bénéfique pour l’Afrique sans tomber dans ces mêmes contradictions ?
“La Zone de libre-échange continentale africaine vise à promouvoir les échanges intra-africains, ce qui implique une certaine industrialisation, avec des enjeux en énergie et en transport, deux secteurs très émissifs. L’environnement devra supporter des coûts : forêts exploitées, espaces utilisés pour construire des routes, problématiques liées à l’eau.
La ZLECAf n’aura donc pas un impact neutre. Cependant, elle est indispensable car l’Afrique ne peut se développer sans ce type d’initiative. Elle émet peu, seulement 4 % des émissions mondiales, mais en souffre beaucoup. Pour réduire cette souffrance, le développement économique est nécessaire. Il m’est difficile d’imaginer un développement encadré de manière stricte sur le plan environnemental. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille polluer intentionnellement ou abattre des arbres sans raison, mais certaines étapes de développement auront des impacts environnementaux inévitables.“
La Zone de libre-échange continentale africaine vise à accroître les échanges intra-africains de 52,3 % selon la CEA. Comment cette hausse du commerce pourrait-elle exacerber les problèmes environnementaux existants ?
“De plusieurs manières. Déjà, les ressources seront de plus en plus sollicitées. Si nous prenons le cas des forêts, les institutions africaines ne sont pas assez structurées et bien organisées pour garantir leur préservation vis-à-vis de toutes ces activités car la ZLECAf sous-entend aussi la libéralisation du marché. Donc il est évident que différents acteurs vont intervenir dans différents aspects du marché. On voit aussi ces tentatives qui visent à agrandir les espaces agricoles car les rendements ne sont pas toujours au rendez-vous à cause du manque d’engrais, des inondations, etc. Ce problème va être accentué. Ensuite, il faudra créer des entrepôts, des routes. Et tout cela doit se faire dans des espaces qui sont plutôt vierges.
Et à travers l’exploitation minière, on va dans des zones qui sont censées être protégées, on utilise des produits chimiques qui sont déversés dans des eaux sous-terraines. Sachant que c’est un accélérateur pour les problèmes de braconnage, pour les défenses d’ivoire, des animaux protégés, etc. Et même des plantes, maintenant on braconne aussi des plantes. Certaines herbes médicinales, ignorées de la majorité des Africains, sont ciblées par des laboratoires et des réseaux mafieux, et leur demande augmente. L’ouverture du marché permet à de plus en plus de personnes d’y accéder, ce qui impacte la biodiversité.“
L’industrie manufacturière représente actuellement environ 10 % du PIB de l’Afrique. Avec l’expansion prévue sous la Zone de libre-échange continentale africaine, comment éviter une augmentation disproportionnée des déchets industriels et de la pollution ?
“C’est difficile, car les institutions ne sont pas encore assez solides pour assurer ces contrôles. La Zone de libre-échange continentale africaine est un projet ambitieux, mais elle manque de structure, et les membres ne se sont pas réellement mis d’accord. J’ai peur que l’idée magnifique de ce projet n’aboutisse pas. En Afrique, les échanges sont à 10-15%, contre 35-45% en Europe ou 65% aux États-Unis.
Le problème, c’est que les pays ne sont pas prêts, ni en termes d’infrastructures ni administrativement, et des barrières nationalistes existent. On ne voit pas encore l’autre comme un partenaire, mais plutôt comme un adversaire. Peu de gens sont informés de ce qui se passe, ça reste un débat des grands salons. L’effet sur le terrain prendra du temps, et ce sont surtout les entreprises étrangères, mieux formées, qui vont en profiter. Elles sauront où s’implanter et utiliser les nouveaux droits offerts par la Zone de libre-échange continentale africaine. Les entreprises africaines, elles, manquent encore de stratégies pour optimiser les règles entre pays.“
La transition vers des énergies renouvelables est cruciale pour réduire les émissions de CO2. Pensez-vous que la ZLECAf inclut suffisamment de mesures pour promouvoir les énergies vertes et durables ?
“Pour l’instant, la ZLECAf n’a qu’effleuré le sujet des énergies renouvelables. Elle sait que l’augmentation de l’activité entraînera des émissions supplémentaires, mais cela reste une préoccupation secondaire, même si c’est dans l’agenda. Le plus important, c’est déjà d’arriver à mettre en place au sein des pays membres toutes les mesures qui ont été prises pour pouvoir optimiser le potentiel du marché commun en Afrique.
En termes d’émissions, ils ne pourront pas faire grand-chose, car il reste beaucoup de choses à organiser, et ce n’est pas une priorité pour les dirigeants. En dehors des grands banquets comme la COP, où chacun fait mine de s’intéresser au climat, cela leur importe peu que la Zone de libre-échange continentale africaine entraîne des émissions supplémentaires.“
Comment la Zone de libre-échange continentale africaine peut-elle concilier l’augmentation du commerce intra-africain avec la réduction des émissions de gaz à effet de serre ?
“C’est possible. Déjà, l’Afrique part de très bas, et pour polluer, il faut une activité économique importante, ce qui n’est pas encore le cas. Mais on pourrait établir des normes communes en faveur de solutions à faible émission, par exemple sur le transport routier, car le secteur ferroviaire ou aérien n’est pas assez développé. Plus un véhicule est ancien, plus il émet. C’est un point sur lequel on peut agir, contrairement à d’autres moyens de transport comme les voies fluviales, qui ne sont pas assez importantes sur le continent.“
A l’heure actuelle, existe-t’il des politiques environnementales pour accompagner l’expansion industrielle dans ce cadre ?
Des politiques actuellement, non. Il y a eu des discussions autour de la Zone de libre-échange continentale africaine. Un petit comité avait été créé par rapport à ça, qui n’a toujours rien produit d’ailleurs. Les politiques restent à l’échelle des pays, où chacun avance un peu sur les questions environnementales. C’est un peu la mode actuellement, il faut que chacun montre patte blanche. Mais à l’échelle continentale, aucun accord n’a été trouvé.
On le verra à la COP de Bakou : chacun vient en ordre dispersé. Le vrai enjeu, c’est rarement de lutter contre les émissions que de recevoir l’argent des aides qui n’ont pas été versées. Je ne trouve pas cela choquant pour un continent qui a très peu émis et qui, pour se développer, sera de toute façon contraint de recourir aux combustibles fossiles.
C’est le prix à payer pour tout développement. Tous les autres l’ont fait. Je ne vois pas comment l’Afrique pourrait faire autrement si elle souhaite se développer.“