Quel bilan tirer du XIXe Sommet de la Francophonie, qui s’est tenu début octobre en France, pour la première fois depuis 33 ans ? Malgré une union de façade des pays de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) réunis sous la bannière de la célébration de la langue française, cet événement a mis en lumière les tensions entre certains gouvernements africains et l’érosion de l’influence de Paris en Afrique.
Villers-Cotterêts, une portée symbolique
Le 19e sommet de la Francophonie, qui s’est tenu à Villers-Cotterêts les 4 et 5 octobre 2024, s’inscrit dans un contexte mondial marqué par des tensions géopolitiques fortes. Ce sommet, symboliquement organisé dans la ville où les ordonnances de 1539 ont fait du français une langue administrative, permet de réfléchir à la place de la Francophonie dans le monde contemporain.
Cette édition visait à donner un nouvel élan à la langue française sur la scène internationale, un an après l’inauguration de la la Cité de la langue française par Emmanuel Macron, dans un format moins institutionnel et plus centré sur des priorités telles que la paix.
En choisissant un lieu symbolique pour l’affirmation de la langue française, l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) revient aux fondamentaux du traité de Niamey du 20 mars 1970, avec la langue et la culture comme priorités. Ce traité, signé notamment par les pères fondateurs (Léopold Sédar Senghor, Hamani Diori, Habib Bourguiba et le prince Norodom Sihanouk), a créé l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), posant les jalons de la future OIF.
Les précédents sommets qui ont eu lieu dans l’Hexagone se sont déroulés il y a 33 et 38 ans (à Paris en 1986 et à Chaillot en 1991). Celui de 2024 permet à la France de réaffirmer sa position, à un moment où elle cherche à retrouver une place de premier plan dans un espace francophone en croissance avec 56 États membres, 34 membres observateurs et 5 gouvernements associés. Mais cela suffit-il à contrer l’érosion de son influence, notamment en Afrique ?
Depuis le sommet de Chaillot en 1991, le nombre de membres de l’OIF a doublé, atteignant 93 pays dont cinq viennent d’être entérinés par le sommet de Villers-Cotterêts. Si cette augmentation peut sembler significative, elle cache des réalités plus complexes. Les nouveaux membres ne sont pas tous des pays où le français est une langue dominante, mais souvent des États qui cherchent à renforcer leurs liens diplomatiques ou économiques avec l’Organisation, comme l’Angola ou le Chili.
Perte d’influence en Afrique
Parmi les 93 pays membres, 33 proviennent du continent africain, soit environ le tiers, comme l’a souligné dans son discours l’actuelle secrétaire générale de la Francophonie, la Rwandaise Louise Mushikiwabo.
Cependant, au-delà de la simple participation des États africains à l’organisation, ce sommet met en évidence le déclin progressif de l’influence de la France en Afrique francophone, où Paris éprouve des difficultés à renouveler ses relations avec ses anciennes colonies, alors que les équilibres géopolitiques évoluent sur le continent.
Avec les récents coups d’État en Afrique de l’Ouest (Mali, Niger, Burkina Faso), Paris a perdu des partenaires stratégiques avec de nouveaux leaders sensibles aux thèses panafricanistes et soucieux de limiter l’influence de la France. Les panafricanismes rassemblent les idéologies qui valorisent une solidarité entre les peuples africains et afro-descendants.
Dans ce contexte, les récentes ouvertures diplomatiques à l’égard de la Guinée, sous Mamadi Doumbouya, témoignent des efforts de la France pour redéfinir ses relations avec ces pays connaissant une transition institutionnelle. En effet, la Guinée fait partie des pays qui ont connu un coup d’État, en 2021, et dont l’appartenance à l’OIF avait été suspendue il y a trois ans.
La fin de cette suspension montre un début de normalisation des rapports entre la Guinée, l’OIF et la France.
Ce sommet intervient par ailleurs au moment où les déclarations de Robert Bourgi dans la presse, à la suite de la publication de ses Mémoires, réveillent le fantôme de la Françafrique. Né à Dakar en 1945, cet avocat et conseiller politique franco-libanais, spécialiste des questions africaines, est un représentant controversé de la « Françafrique ». Il a joué un rôle clé pendant trente ans dans les relations entre la France et ses anciennes colonies africaines, succédant à Jacques Foccart.
Par rapport à cette situation, la secrétaire générale de la Francophonie, Louise Mushikiwabo a dénoncé les voix critiques qui voudraient confondre la Francophonie avec la Françafrique : « Non, la Francophonie n’est pas la Françafrique. Elle n’est pas seulement hexagonale ou africaine, elle est mondiale », a-t-elle ainsi affirmé dans son discours d’ouverture.
La Francophonie, une plate-forme de coopération avec le « Sud global »
Avec l’affaiblissement de la position de Paris en Afrique, l’OIF pourrait paradoxalement tirer son épingle du jeu et se positionner comme acteur diplomatique multilatéral en Afrique.
Au-delà des rencontres organisées autour de la jeunesse, l’OIF tente d’ouvrir une voie pour pouvoir ménager un espace d’échanges entre les pays du Sud global et les pays du Nord. Cependant, cette vision utopique exagère le rôle de la Francophonie qui se trouve en prise avec un certain nombre de conflits.
En l’occurrence, le différend entre le Rwanda et la République Démocratique du Congo (RDC) illustre de manière spectaculaire cette dissonance. La RDC accuse notamment le Rwanda de vouloir la déstabiliser en soutenant la milice M23, à majorité tutsie, présente sur le territoire congolais. La France avait soutenu en 2018 la candidature de la Rwandaise Louise Mushikiwabo au poste de secrétaire générale,faisant les yeux doux au régime de Paul Kagamé et pensant ainsi solder la mémoire du génocide de 1994.
Le prix de cette alliance est la difficulté à faire vivre les valeurs de la Francophonie, qui sont le respect du droit et de la démocratie.
Cette perte de crédibilité de la France pourrait constituer une opportunité pour que l’OIF émerge comme cette plate-forme multilatérale nécessaire pour renforcer les liens entre les pays francophones. Il faut rappeler que le deuxième secrétaire général de l’organisation, le Sénégalais Abdou Diouf s’était au cours de son mandat (2003-2014) considérablement investi dans cette diplomatie multilatérale, avec notamment des actions de médiation en Afrique et une attention portée à la reconstruction des États après des conflits.
Louise Mushikiwabo s’inscrit plutôt dans une volonté de renforcer ces plates-formes de dialogue, dans l’héritage de l’action d’Abdou Diouf. Son objectif est de ramener les pays tels que le Mali, le Burkina Faso et le Niger vers la famille francophone en les faisant réadhérer à l’Organisation.
Il faudra alors démontrer que cette famille n’est plus dominée par la voix de la France, ce qui est mis en doute par beaucoup d’observateurs.
Des ambitions géopolitiques revues à la baisse ?
On a ici en réalité un paradoxe : l’accueil du sommet à Villers-Cotterêts donne davantage une image patrimoniale de la Francophonie, comme si finalement cette dernière était appelée à se recentrer sur la langue et la culture, au moment où les tensions géopolitiques croissent et les conflits locaux se multiplient.
Un sommet de la Francophonie devrait pourtant annoncer des ambitions géopolitiques en matière de démocratie, de coopération, de sécurité et de paix alors que ce dernier a révélé une prudence dans les expressions et une certaine prise de distance avec la France.
La Tunisie était en pleine élection présidentielle, accentuant son tournant autoritaire, le Sénégal, l’un des pays clés de la Francophonie historique, choisissait une représentation minimaliste avec notamment l’absence du nouveau président Bassirou Diomaye Faye officiellement pour des contraintes d’agenda après la participation à la 79ᵉ Assemblée générale des Nations-Unies.
Le sommet de Villers-Cotterêts reflète-t-il une volonté de recentrer la Francophonie sur la coopération linguistique, au détriment de ses ambitions géopolitiques ? Si tel est le cas, cet événement pourrait bien symboliser un repositionnement vers une Francophonie davantage axée sur la promotion de la langue et de la culture, tout en laissant des interrogations sur son influence politique à l’échelle internationale.