Au cœur de Khartoum, au Soudan, des soldats acclament bruyamment le retour de leur chef, le général Abdel Fattah al-Burhan. Pour la première fois depuis deux longues années, le palais présidentiel résonne à nouveau des pas d’un militaire en uniforme, le regard fier, les bottes sur le marbre d’un bâtiment éventré par les bombes.
Dans cette capitale en ruines, Burhan annonce la « libération » de Khartoum, comme on proclame une victoire dans une guerre qui n’a pourtant rien d’héroïque.
La scène, orchestrée comme une parade impériale, marque un tournant militaire dans un conflit d’une brutalité inouïe. Mais peut-on réellement parler de victoire quand le peuple est enseveli sous les décombres?
La capitale, champ de ruines et mausolée des promesses trahies
Depuis avril 2023, le Soudan est englouti dans une guerre qui oppose l’armée régulière du général Burhan aux Forces de soutien rapide (FSR), milice paramilitaire dirigée par le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemetti. Ce conflit, que d’aucuns voudraient résumer à une lutte entre deux egos militaires, est en réalité l’échec sanglant d’une révolution populaire remarquable de maturité et de courage.
En 2019, les foules soudanaises faisaient tomber le régime de l’autocrate Omar el-Béchir. Ce n’était pas une insurrection anarchique, mais une révolution portée par une société civile structurée, des comités de quartier inventifs, des femmes en première ligne et des mouvements professionnels solidement organisés. On se souvient encore de cette femme en robe blanche, debout sur une voiture, chantant face aux soldats, icône d’un soulèvement pacifique et déterminé.
Mais l’espoir a été bradé. La transition démocratique a été confisquée par une junte incapable d’unité, minée par des intérêts économiques obscurs et courtisée par des puissances étrangères trop promptes à soutenir le plus rentable des deux camps.
Une guerre pour l’or, l’eau et les routes commerciales
La tragédie soudanaise ne se résume pas à une rivalité militaire. Elle est aussi le symptôme d’une géopolitique cruelle, où le contrôle des ressources naturelles et des corridors stratégiques prime sur les droits des peuples. Le Darfour, aujourd’hui à feu et à sang, regorge de gisements aurifères. Hemetti, ancien chamelier devenu seigneur de guerre, a mis la main sur de nombreuses mines d’or qu’il écoule via le Tchad et les Émirats arabes unis. Burhan, lui, noue des partenariats opaques avec des compagnies chinoises et russes.
À travers le Soudan, c’est la mer Rouge qui est en jeu. Ce pays, immense carrefour entre la Corne de l’Afrique et le Sahel, est une pièce centrale sur l’échiquier africain. Maîtriser ses ports, ses routes migratoires, son accès au Nil, c’est peser sur les équilibres de toute la région. La Russie y ambitionne une base navale. Les Émirats y arrosent les chefs de guerre de drones et de lingots. La Turquie, jamais en reste, fournit une aide militaire directe à l’armée soudanaise. Le Nil, cette artère vitale qui coule vers l’Égypte, est désormais sous la surveillance d’armes étrangères.
Un conflit nourri par les puissances et abandonné par la diplomatie
Ce théâtre d’ombres, où chaque tir de missile a son parrain, voit s’affronter les ambitions de plusieurs puissances à travers des alliances mouvantes. La Turquie, en appui logistique à Burhan, poursuit sa politique de réaffirmation néo-ottomane en mer Rouge. L’Iran soutient également le gouvernement, tandis que les Émirats et le général Haftar en Libye ont choisi Hemetti, dans une logique d’équilibre de forces régionales.
Au milieu de ce vacarme militaire, la diplomatie internationale balbutie. Les négociations de Djeddah, Genève ou Nairobi s’enlisent. Non seulement parce qu’aucune des parties ne souhaite réellement la paix, mais surtout parce que les voix civiles, les véritables porteuses d’un avenir démocratique, sont systématiquement écartées des pourparlers. Comment instaurer une paix légitime sans celles et ceux qui ont rêvé le Soudan libre de 2019 ?
Un bilan humain insoutenable
Depuis deux ans, le chiffre des victimes dépasse les 150 000 morts, sans compter les disparus. Plus de 13 millions de personnes ont dû fuir leur foyer. Le pays s’effondre. À Khartoum, les marchés sont vides, pillés par les milices. Le Darfour vit sous blocus. La famine menace : 26 millions de Soudanais sont en situation d’insécurité alimentaire sévère. Les hôpitaux, bombardés ou occupés, ne sont plus que des coquilles fantomatiques.
Les rapports d’ONG sont accablants. Violences sexuelles utilisées comme arme de guerre, exécutions sommaires, enrôlement d’enfants, pillages systématiques. Si l’armée et les FSR s’accusent mutuellement, les témoignages de terrain désignent majoritairement les troupes d’Hemetti comme les auteurs des pires exactions, notamment au Darfour, où un parfum de génocide plane à nouveau.
Une guerre sociale et ethnique dissimulée
La fracture entre les deux camps n’est pas uniquement politique ou économique. Elle révèle une faille identitaire profonde. L’armée régulière est composée en majorité de populations sédentaires du nord, arabophones, vivant le long du Nil – héritières d’un État bureaucratique hérité de la colonisation britannique. Les FSR, elles, sont issues des milices janjawid, tribales, nomades, principalement issues de l’ouest et du centre, habituées aux marges de l’État central.
Ce clivage, trop souvent ignoré par les observateurs étrangers, est un terreau de ressentiment ancien, nourri par les politiques d’exclusion, les inégalités régionales et la compétition pour les ressources naturelles. Dans ce contexte, la guerre actuelle rejoue un affrontement historique entre le centre et les périphéries, entre l’ordre et la rébellion, mais sans aucun projet de société.
Et maintenant ?
La « reconquête » de Khartoum par l’armée ne signe pas la fin du conflit. Elle marque simplement un renversement d’équilibre, temporaire et fragile. Hemetti conserve encore la main sur une grande partie du Darfour et pourrait se replier dans les zones désertiques qui lui sont familières. L’armée, elle, tente de restaurer une image de légitimité, appuyée par ses alliés, mais ne propose aucun horizon politique crédible.
Car ce pays n’a pas besoin d’un vainqueur. Il a besoin d’un projet.
Celui porté par les révolutionnaires de 2019 : un Soudan où la société civile n’est plus reléguée au rôle de victime, où les femmes et les jeunes sont écoutés, où les territoires marginalisés accèdent enfin aux services publics, et où l’économie cesse d’être une chasse gardée des clans militaires.