Alors qu’une sécheresse historique frappe l’Afrique australe, les conflits entre éléphants et humains s’accentuent à Livingstone, ville touristique de la Zambie. Difficile de trouver un équilibre entre deux groupes vulnérables : l’espèce emblématique menacée d’extinction, d’un côté, et les populations défavorisées, de l’autre.
Livingstone est une ville touristique du sud de la Zambie, située à proximité immédiate des chutes Victoria qui ont été « découvertes » par David Livingstone en 1855 lors de son exploration de l’Afrique australe. Ces cascades, larges de 1 700 mètres et hautes de plus de 100 mètres, sont situées sur le cours du fleuve Zambèze qui s’y précipite en Zambie d’un côté et au Zimbabwe de l’autre. Elles créent un immense nuage de vapeur qui a inspiré le nom donné au parc national qui recouvre la zone : Mosi-oa-Tunya (littéralement « la fumée qui gronde » en lozi).
De nombreux animaux ont l’habitude de circuler dans ces paysages de savanes et de forêts, sans prendre garde aux frontières étatiques. Les touristes peuvent d’ailleurs profiter de safaris afin de les observer, dont ceux qui consistent à aller voir les derniers rhinocéros blancs lors de « walking safaris » : des tours de marche sous haute protection, non pas parce que les rhinocéros sont dangereux mais afin de les préserver des tentatives de braconnage.
Les éléphants traversent régulièrement la zone pour aller d’une aire d’alimentation à une autre, en passant par le Bostwana, la Namibie, le Zimbabwe et la Zambie. Lors de leurs migrations, ces gros animaux (6 tonnes pour un mâle), qui circulent souvent en groupe, utilisent un corridor situé entre Livingstone et les chutes Victoria.
Une sécheresse extrême aux retombées délétères
En 2024, la saison des pluies, habituellement attendue entre octobre et avril, a été très faible en Afrique australe. Cette perturbation climatique a de graves conséquences pour la population.
Les éleveurs, qui ont du mal à nourrir leurs animaux, sont contraints de les vendre. Les agriculteurs s’appauvrissent du fait du bas niveau des récoltes. Celles qu’ils parviennent à produire sont vendues à prix fort, ce qui a entraîné une inflation des produits alimentaires locaux. À titre d’exemple, le nshima, une sorte de porridge à base de maïs qui est consommée quotidiennement par la plupart des Zambiens, a vu son prix passer de 246 à 333 kwachas (la monnaie nationale en Zambie) pour 25 kg en une année, soit une hausse de 35,18 %.
Le coût de l’essence a également augmenté. À Livingstone, la population zambienne avait déjà du mal à y accéder, notamment parce que les grands hôtels ou les restaurants s’arrogeaient la consommation d’essence en vue d’alimenter leurs générateurs électriques. Or l’électricité en Zambie est essentiellement d’origine hydroélectrique, produite par les barrages des lacs artificiels de Kariba et de Kafue Gorge. Ces derniers, du fait de la sécheresse, ont vu leur niveau baisser, et leurs turbines ont dès lors cessé de fonctionner.
Le pays s’est donc vu rationné en électricité : foyers comme entreprises ne bénéficient, chaque jour, que de quelques heures aléatoires d’accès à l’électricité. De nombreux commerces ont de fait été contraints à la fermeture, ce qui a encore aggravé la situation économique.
La faune et la flore d’Afrique australe souffrent aussi des conséquences de cette importante sécheresse. Pour tenter de pallier la pénurie énergétique qui touche la région et cuisiner, les habitants prélèvent des arbres dans les forêts en vue d’accroître la production de charbon. En outre, certains pays ont décidé d’autoriser de nouveau la chasse aux grands animaux pour réduire la pression que ces derniers exercent sur les ressources naturelles, notamment sur l’eau et des cultures, et aussi pour nourrir la population.
En septembre, le Zimbabwe a annoncé qu’il autoriserait la mise à mort de 200 éléphants, suivant l’exemple de la Namibie qui a déclaré un programme d’abattage de 700 animaux sauvages, dont 83 éléphants – peut-être avec des arrière-pensées électoralistes du parti au pouvoir qui, pour être réélu, avait besoin du soutien de sa base électorale rurale, largement favorable à l’application d’une telle mesure.
La Zambie n’a pas pris de mesures similaires. Néanmoins, la pression monte à l’heure où les conflits entre humains et non humains s’accentuent…
Des rencontres dangereuses
Selon le Département zambien des parcs nationaux et de la vie sauvage, plus de 10 personnes auraient été tuées par des éléphants aux alentours de Livingstone depuis le début de l’année 2024. Poussés par la faim accentuée par la sécheresse mais aussi perturbés par les installations humaines – dont l’hôtel Radisson Blu ouvert en 2022, construit au milieu de leur corridor, à mi-chemin entre le cœur de la ville et les chutes Victoria –, les éléphants se rapprochent des habitats pour piller les potagers ou manger les fruits des arbres, ce qui les détruit souvent.
Particulièrement actifs la nuit, les pachydermes explorent les territoires urbains où ils rencontrent des humains dont les cris, les gestes ou les jets de pierre peuvent être perçus comme des attaques, et répliquent en chargeant. Les mâles en période de « musth » (un pic de testostérone) sont particulièrement agressifs, tout comme les femelles qui cherchent à protéger leurs petits, ou encore les jeunes de la harde qui testent leur force, par exemple en détruisant des murs.
Les habitants de certains quartiers situés aux bords de Livingstone, tels que Linda et Libuyu au sud-est, Mukuni au sud ou Nakatindi et South Dambwa à l’ouest, se montrent de plus en plus agressifs à l’égard de ces grands animaux qu’ils identifient comme des ennemis. Elias, un ouvrier journalier résidant à Libuyu et rencontré en juillet 2024, déclarait ainsi :
« Je n’aime pas les éléphants. Il faut les tuer, car ils nous tuent. Ils sont dangereux et quand ils ne nous tuent pas directement, ils nous tuent en détruisant nos cultures et nos maisons. »
Cette hostilité est partagée par la plupart des habitants des quartiers cités, mais aussi par ceux qui résident au centre de la ville, bien qu’ils ne soient pas directement exposés aux incursions des éléphants. Ils se sentent en insécurité dès qu’ils doivent sortir de Livingstone, y compris en voiture : leurs véhicules ne font pas le poids face à l’attaque d’un éléphant énervé. Plusieurs personnes ont d’ailleurs été tuées sur la route qui mène aux chutes, dont une touriste.
Les confrontations sont si nombreuses qu’une brigade spéciale a été créée : « l’Elephant Response Team ». Elle est composée de trois personnes chargées de repousser les éléphants avec un pick-up, mais aussi de conseiller les riverains sur les manières d’éviter toute mise en danger. Il est notamment recommandé d’éviter tout geste pouvant être interprété comme une provocation ; d’installer des ruches d’abeilles qui constituent des défenses naturelles ; ou encore d’entretenir des feux à base de mélange de bouse d’éléphant, d’huile de moteur usagée et de piments dont l’odeur répugne aux pachydermes.
Face aux affiches qui préconisent aux habitants de ne pas sortir la nuit, plusieurs Zambiens expriment leur mécontentement. À l’image de cet agent d’entretien habitant Linda qui doit rentrer chez lui à 19 heures, lorsque le soleil est déjà couché :
« Mais comment faire alors pour rentrer chez moi ? Je n’ai pas d’argent pour revenir en taxi après de longues journées de travail. »
L’un des nœuds du problème se situe là. Si l’hôtel Radison Blu a été volontairement construit au cœur du corridor pour offrir une luxueuse expérience d’immersion dans la nature à ses hôtes – à grand renfort de sécurité –, les quartiers où les conflits avec les éléphants sont les plus nombreux sont ceux où vivent les populations les plus pauvres. Y louer ou acheter une maison et une parcelle de terrain, sur laquelle les habitants ont l’habitude de cultiver des récoltes vivrières, coûte moins cher qu’ailleurs.
Or, la pression démographique en Zambie ne cesse de croître et la ville de Livingstone attire du monde en raison de son dynamisme économique dû à son activité touristique. Les habitants les plus défavorisés se retrouvent ainsi contraints de s’installer en marge de la ville, souvent à proximité du parc national et du corridor des éléphants.
La sécheresse, qui pousse à la faillite tant de commerces et précarise l’ensemble de la société zambienne, ne va certainement pas arranger les choses. Il faut espérer que les pluies tombent massivement et bientôt : les prévisions, basées sur la fin du phénomène climatique El Niño, sont plutôt optimistes. Peut-être qu’alors un équilibre pourra se faire jour entre d’une part les éléphants, qui circulent là où ils ont toujours circulé, et des êtres humains précarisés qui se sentent pris en étau entre leurs difficultés quotidiennes et ces animaux dont ils perçoivent surtout l’aspect destructeur…
