La réélection de Donald Trump marque un tournant pour les États-Unis. Ses premières mesures et ses promesses de campagne sous-tendent déjà une mutation du pays vers un modèle profondément autoritaire et nationaliste, censé promouvoir une nouvelle variété de capitalisme tissant des liens étroits avec le pouvoir politique. Un exercice du pouvoir dont les déclinaisons se retrouvent à Pékin ou à Budapest, et qui peut être conceptualisé sous le terme de national-capitalisme autoritaire (NaCA).
Les États-Unis vers un changement systémique
Plus qu’un changement de politique, le nouveau mandat de Donald Trump engage les États-Unis dans un changement systémique. Les États-Unis se lancent dans une révolution conservatrice présentant une dimension à la fois idéologique, politique et économique. Avec Ahmet Insel, nous avons qualifié de national-capitalisme autoritaire ou NaCA ce modèle d’organisation qui a accompagné le mouvement d’autocratisation en cours depuis le milieu des années 2000 dans de nombreux pays du monde et dont la Chine est l’exemple le plus notable.
Le projet de Trump repose clairement sur les trois piliers du NaCA : un nationalisme identitaire comme idéologie de justification ; un autoritarisme avéré ; et, enfin, un capitalisme qui a tourné le dos au capitalisme libéral d’antan qui obéissait, au moins en principe, aux règles objectives de l’état de droit et de la concurrence.
Un nationalisme identitaire
Le nationalisme américain présente traditionnellement une double face, entre un nationalisme civique et un nationalisme ethno-identitaire, mais le discours de Trump et de son entourage lève toute ambiguïté. Il s’inscrit dans le conservatisme national promu par la nouvelle droite américaine : pour reprendre la formule de la politologue Maya Kandel, « si le trumpisme a une essence, cette essence est le nationalisme » – un nationalisme conservateur, identitaire, xénophobe, voire occasionnellement raciste, qui intègre une dimension culturelle en s’inscrivant dans les culture wars en cours outre-Atlantique.
Mobilisant une tradition religieuse, le rejet de la culture libérale vise en particulier le mouvement woke, auquel est assimilée la culture libérale contemporaine. La politique culturelle de l’administration Trump utilisera les moyens des pouvoirs politique, juridique et financier pour imposer ses vues. On retrouve dans ce programme toutes les caractéristiques du nationalisme mobilisé pour la légitimation des régimes de NaCA.
Un autoritarisme revendiqué
Dans leur ouvrage sur « la mort des démocraties », les politologues américains Steven Levitsky et Daniel Ziblatt ont montré que même dans les pays respectant le processus électoral, le climat de la vie politique était fondamental pour la survie de ce système politique
- La dérive du Parti républicain dans ce sens remonte aux années 1980, quand Newt Gingrich a fait prévaloir une vision de la politique américaine comme un combat antagonique entre le bien et le mal. Le recul de la démocratie passe surtout par la mise en cause des contre-pouvoirs.
L’action de Trump lors de son premier mandat s’est trouvée contrariée par la résistance de certains de ces contre-pouvoirs : du côté de l’administration et du Congrès, il a dû composer avec nombre de Républicains, conservateurs traditionnels, peu désireux de suivre toute ses initiatives ; en outre, la presse écrite restait majoritairement opposée au président comme elle l’a été au candidat et l’institution judiciaire a suy faire preuve d’indépendance. Pourtant, Trump s’est assuré, par trois nominations, du soutien radical de la Cour suprême à son idéologie nationale-conservatrice et à sa personne.
Depuis, le Projet 2025, un ensemble de propositions politiques conservatrices de droite proposé par l’Heritage Foundation, se propose d’« institutionnaliser le trumpisme » en détaillant un programme de renforcement du pouvoir présidentiel.
La justice joue traditionnellement un rôle essentiel en tant que contre-pouvoir aux États-Unis. La nomination de Pam Bondi au poste d’attorney general (l’équivalent du ministre de la Justice) illustre la volonté du président élu, reconnu coupable par un jury en mai 2024 dans l’affaire Stormy Daniels, de confier toutes les fonctions juridiques relevant de sa compétence à des avocats l’ayant soutenu dans ses péripéties judiciaires.
Une remise en cause significative des libertés publiques réside dans la réduction de la protection des fonctionnaires fédéraux, via l’élargissement d’une clause dérogeant à cette protection, lorsqu’ils exercent une fonction essentiellement politique. Étendre le champ d’application de cette clause, en actant une politisation accrue de l’administration fédérale, privera de protection de nombreux fonctionnaires, qui pourront être licenciés dans le cadre de la mission du DOGE – le Department of Government Efficiency, une commission créée par Trump pour démanteler la bureaucratie gouvernementale et confiée aux bons soins d’Elon Musk et de l’ancien candidat ultra-libéral aux primaires du Parti républicain Vivek Ramaswamy Cette réforme permettra aussi de s’assurer de la docilité de l’administration.
La personnalisation du pouvoir est un facteur classique de la régression démocratique dans les NaCA. Relevée dès 2017, la fascination de Trump et de son entourage pour les grands dirigeants autoritaires est très significative à cet égard.
La tolérance pour leur pratique de désinformation, également fréquente (modifié) lors de la campagne américaine, laisse mal augurer de la transparence des mesures que prendra la nouvelle administration. La nomination comme coordinatrice du renseignement de Tulsi Gabbard, qui a relayé la propagande russe sur l’Ukraine, ne manque pas d’inquiéter sur un éventuel tropisme russe de la part de cette administration. La politique extérieure de Trump, avec son soutien inconditionnel aux projets radicaux de la droite israélienne et son hostilité à de nombreuses agences de l’ONU, promet par ailleurs un nouvel affaiblissement du droit et des institutions internationales.
Un capitalisme de copinage
Le poids du capitalisme et des milliardaires dans la politique américaine n’est évidemment pas nouveau. Les possibilités de financement de la politique par le milieu des affaires ont été renforcées à plusieurs reprises avec le soutien de la Cour suprême. Le statut des PAC – Political Action Committees – a résulté à l’origine d’une initiative bipartisane pour encadrer les contributions privées. Or la Cour suprême a largement modifié l’esprit même de cette loi pour en étendre le bénéfice aux personnes morales, comme les entreprises et les fonds financiers, les « Super Pac » venant couronner le système en autorisant des contributions illimitées.
La porosité entre fonction publique et milieu des affaires a toujours été plus grande aux États-Unis qu’en Europe. Le fait nouveau avec le trumpisme est la constitution d’un réseau d’allégeances autour du candidat, désormais président. Le fait frappant est le ralliement à Trump, principalement au premier semestre 2024, de milliardaires qui avaient antérieurement désavoué son action, notamment son implication dans l’assaut du Capitole, du 6 janvier 2021.
On peut distinguer trois catégories de milliardaires adhérant au réseau de soutien trumpiste. En premier lieu, les convaincus par l’idéologie, qui considèrent que l’expression « démocratie capitaliste » est un « oxymore », comme l’a formulé le milliardaire ultra-libéral et fondateur de Paypal Peter Thiel. Aux dires de ce milliardaire, « contrairement au monde de la politique, les choix individuels peuvent encore être primordiaux dans le monde de la technologie. Le sort de notre monde pourrait dépendre des efforts d’une seule personne qui construit ou propage les rouages de la liberté, cette liberté qui rend le monde sûr pour le capitalisme ». Il est difficile de mieux exprimer le fondement idéologique de l’allégeance de ces alliés convaincus à un président providentiel.
En second, viennent les milliardaires qui se réjouissent de nouvelles réductions de la fiscalité. Et enfin, le troisième groupe est constitué des capitalistes qui appréhendaient les mesures de rétorsion que Trump risquait d’appliquer à leur égard. C’est par exemple le cas du fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, qui s’était initialement opposé à Trump à diverses reprises, ce qui lui avait valu d’être menacé de prison par ce dernier. Il est finalement lui-même allé à Canossa en effectuant une visite d’allégeance à Mar-a-Lago en novembre dernier.
Au cœur de ce réseau, Elon Musk apparaît comme le modèle des oligarques, qui incarnent la relation entre l’argent et le pouvoir dans le NaCA américain : un terrain favorable à l’instauration d’un crony capitalism, soit un capitalisme de connivence ouvert au développement de la corruption pour laquelle le Parti républicain a d’ores et déjà été mis en cause. La crainte de rétorsions de la part de Trump atteste que ce réseau relève d’une logique prébendaliste, dans laquelle l’avantage donné par le pouvoir peut, à tout moment, être révoqué aux oligarques qui ne se montrent pas suffisamment dociles à son égard.
Un feu vert pour un changement de régime ?
Trump dispose, aujourd’hui, de la majorité dans les deux chambres du Congrès après un succès dans les urnes d’une ampleur inattendue. Il dispose donc d’une large liberté d’action pour mener son programme de changement de régime, voire de système. La radicalité des nominations auxquelles il procède atteste qu’il compte en profiter pleinement. L’avenir montrera dans quelle mesure la capacité de résilience des institutions et de la vie politique américaine viendra limiter ce programme.
À défaut, si le projet trumpiste n’est pas renversé à l’occasion des prochaines élections, les États-Unis rejoindront durablement le clan des puissances autoritaires sur le plan politique, ce qui instaurera une nouvelle variété du national-capitalisme autoritaire aux côtés des modèles sino-russe et du populisme européen.