Lors du 65e sommet du Mercosur à Montevideo, en Uruguay, le 6 décembre, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a annoncé la conclusion d’un partenariat de libre-échange entre l’Union européenne et les pays d’Amérique du Sud. Bien que cet accord ait été signé, la France continue de s’opposer à sa ratification, alimentant une vive contestation parmi les agriculteurs et certains élus.
Maxime Combes, économiste à l’Aitec (Association internationale de techniciens, experts et chercheurs) et coanimateur de la plateforme française du collectif Stop Mercosur, décortique pour Le Parisien Matin les raisons de ce rejet et les impacts possibles sur l’économie et l’environnement.
L’accord du Mercosur suscite de vives contestations en Europe, notamment chez les agriculteurs et les pêcheurs. Pourquoi est-il si controversé ?
“L’accord Mercosur, négocié depuis 1999, est critiqué par une large partie de la société civile depuis 20 ans — organisations environnementales, sociales, et agricoles — pour ses impacts économiques, sociaux et écologiques. Il repose sur une vision libérale du commerce international, favorisant les échanges massifs sans considérer suffisamment leurs conséquences sociales et environnementales. En exacerbant la concurrence entre des acteurs aux normes très inégales, cet accord privilégie les producteurs les plus puissants, souvent au détriment des petits exploitants européens, qui peinent à rivaliser face à des conditions de production bien moins encadrées.
Surnommé accord “viande contre voiture”, il permet à l’Europe d’exporter des véhicules thermiques, produits chimiques et pharmaceutiques vers les pays du Mercosur, fragilisant les industries locales sud-américaines dans ces secteurs. En contrepartie, l’Union européenne ouvre ses marchés agricoles, notamment pour la viande bovine, le sucre, le miel ou le maïs, affectant durement les petites exploitations européennes. Ces produits, souvent issus de grandes exploitations intensives en Amérique du Sud, peuvent inonder les marchés européens à des prix très bas, amplifiant les pressions sur les agriculteurs européens et accentuant les disparités socio-économiques des deux blocs.“
Quels sont les principaux risques environnementaux liés à sa mise en œuvre ?
“L’augmentation du commerce international se traduit directement par une hausse des
émissions de gaz à effet de serre. Le transport maritime, en plein essor, est déjà l’un des
secteurs les plus polluants. La hausse du commerce entraînera aussi davantage de vols civils
intercontinentaux, encore moteurs du réchauffement climatique. Ces modes de transport,
associés à ce type d’accord, contribuent significativement à l’aggravation des crises
climatiques.
L’accord encouragera également la déforestation, non seulement en Amazonie, mais aussi
dans d’autres régions boisées d’Amérique du Sud. Cela résulte principalement de l’expansion
de l’agriculture intensive, souvent très dépendante des pesticides.
De plus, les pays du Mercosur autorisent des centaines de produits phytosanitaires interdits en Europe, ce qui a des conséquences dramatiques sur la biodiversité et la santé des populations locales.
Ces accords restreignent aussi le “droit à réguler” des États. En verrouillant des engagements
commerciaux, ils limitent la capacité des gouvernements à mettre en place des politiques
environnementales ambitieuses. Par exemple, il devient plus complexe de restreindre
certaines importations ou de durcir les normes environnementales sans enfreindre ces
accords. Ainsi, ils compromettent non seulement les politiques actuelles, mais aussi les
initiatives futures en faveur du climat et de la biodiversité.“
Les agriculteurs européens dénoncent une concurrence déloyale face aux producteurs du Mercosur, soumis à des normes moins strictes. Comment expliquer ce déséquilibre, et quelles en seraient les conséquences pour les filières agricoles européennes ?
“Les producteurs européens ne s’opposeraient pas aux normes européennes s’ils n’étaient
pas soumis à une concurrence inéquitable. En Europe, des réglementations sociales, comme
le SMIC, et environnementales influencent fortement les coûts de production. À l’inverse, les
producteurs du Mercosur opèrent dans des conditions sociales et environnementales bien
moins contraignantes, ce qui leur permet de proposer des prix plus bas.
Cette mise en concurrence crée une pression insoutenable pour les agriculteurs européens.
En cherchant à rester compétitifs, ils se retrouvent à demander l’assouplissement des
normes, sapant ainsi des cadres protecteurs construits pour répondre à des objectifs
environnementaux et sanitaires. Mais il ne peut y avoir de “concurrence loyale” entre des
systèmes productifs fondamentalement inégaux.
Ces accords profitent surtout aux grands groupes de l’agro-industrie, qui dominent les
marchés internationaux. Par exemple, Lactalis pourrait en bénéficier en accédant à des
sources de lait moins chères à l’étranger, mais cela n’avantage pas les petits producteurs
locaux, souvent marginalisés ou abandonnés. Les grandes entreprises agroalimentaires,
contrairement aux producteurs agricoles, tirent parti de la mondialisation, tandis que les
petits exploitants sont les premiers à en pâtir.“
L’exploitation intensive des ressources naturelles, comme le lithium, est au cœur de l’accord. En quoi cela peut-il être qualifié de “néocolonialisme” ?
“Cet accord reflète une logique néocoloniale. L’Union européenne vise à sécuriser son accès
aux ressources naturelles, qu’elles soient agricoles ou minières, sans véritable considération
pour les impacts sociaux, environnementaux ou économiques dans les pays d’origine. Elle
s’assure de maximiser la plus-value pour son propre bénéfice, tout en limitant les possibilités
pour ces pays de développer des filières locales.
Cette approche empêche les pays du Mercosur de transformer leurs matières premières sur
place, freinant ainsi leur industrialisation.
Par exemple, au lieu de produire des batteries à partir du lithium extrait, ces ressources sont simplement exportées brutes, renforçant une dépendance économique déséquilibrée. Ce modèle perpétue une exploitation des ressources au détriment des populations locales, qui subissent les effets négatifs : pollutions, dégradations environnementales, déplacements de populations et inégalités accrues.“
Alors que la France s’oppose à l’accord et que l’Allemagne le soutient, l’Europe semble divisée. Quels sont les enjeux politiques et économiques derrière ces divergences au sein
de l’Union européenne ?
“Lorsque l’Allemagne a tenté de rassembler des soutiens pour accélérer la ratification de
l’accord, seuls 11 pays se sont joints à elle, soit moins de la moitié des États membres de
l’Union. Des pays comme la France, les Pays-Bas, l’Autriche, l’Irlande ou encore l’Italie s’y
opposent fermement, évoquant des critiques économiques, sociales ou environnementales.
Cette division illustre les tensions au sein de l’Union européenne sur sa vision du commerce
international. Alors que le monde évolue vers un modèle moins mondialisé, marqué par des
rivalités Chine-États-Unis et une fragmentation des échanges, l’Europe persiste dans une
approche libérale héritée des années 1990.
Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a choisi de faire avancer un accord controversé, au lieu de chercher à rassembler les États membres autour d’une vision commune. Cela affaiblit l’unité européenne à un moment où elle est cruciale face aux défis géopolitiques actuels.“
Quelles solutions ou ajustements pourraient être envisagés pour rendre cet accord plus équitable, tout en répondant aux préoccupations environnementales et sociales des deux
blocs ?
“La logique de ces accords, qui prône un commerce international sans limite comme moteur
de prospérité, doit être remise en question. Au lieu de se concentrer sur la libéralisation des
marchés, il faudrait établir des partenariats fondés sur des objectifs communs : lutte contre
la déforestation, transition écologique des filières polluantes et protection des droits
humains.
Une politique commerciale du XXIe siècle devrait privilégier des projets partagés entre
l’Europe et ses partenaires, comme le développement de technologies vertes ou la
protection de la biodiversité. Cela impliquerait également de lever certains brevets
technologiques pour favoriser une transition équitable, plutôt que de défendre les intérêts
des grandes entreprises. Il est temps de bâtir des accords fondés sur des valeurs partagées,
et non sur une course effrénée à la compétitivité internationale.“