Que connaissons-nous réellement sur la vie des immigrés russes? Leur portrait est différent, chacun ayant sa propre histoire et une expérience unique qui mérite écoute et compréhension.
Du simple choix d’un parcours étudiant à une décision d’exil contraint, de nombreux Russes tracent leurs premiers pas en France, essayant de s’adapter à une nouvelle réalité. Pourquoi donc choisissent-ils la France? Par amour pour la langue française, l’histoire française? Ou parce que la situation sociale leur semble plus inclusive que d’autres ? Une fois arrivés en France, une question se pose : comment se reconstruire dans un nouveau pays où tout est à recommencer?
Entre des démarches administratives complexes et longues, des échecs et des réussites, des difficultés d’adaptation, la barrière de la langue et les obstacles à l’emploi, leur détermination et leur espoir d’un avenir meilleur ne les laissent pas baisser les bras.
Chaque jour, ils continuent d’avancer. Surtout, dans le contexte actuel, alors que la guerre en Ukraine dure depuis déjà trois ans, un grand nombre de Russes choisissent la voie démocratique, car il est devenu impossible d’exprimer ouvertement son mécontentement ou de critiquer l’État russe. Un simple geste de contestation sur les réseaux sociaux peut leur coûter leur liberté.
Pour mieux comprendre leurs défis, nous nous intéresserons à trois témoignages. Avec l’histoire de Jenya, arrivée en France en 2012 en tant que jeune étudiante, Maria, une mère célibataire avec un enfant, arrivée en juillet 2024, et Anatoliy, un père de famille et militant des droits humains, arrivée en France en automne 2022.
L’histoire de l’adaptation professionnelle de Jenya, immigrée russe qui est passée d’étudiante à cheffe d’entreprise
LPM: Pourquoi avez-vous choisi la France pour vos études supérieures, Jenya?
Lors d’un cours à l’université de Saint-Pétersbourg, on nous a parlé de l’École du Louvre. Et là, je me suis enflammée, et c’est devenu en quelque sorte mon rêve bleu, même si je n’étais pas au Louvre et en France jusqu’à ce moment-là. Mais mes copines de la faculté et moi avons réussi à venir à Paris pour 4 jours. Nous voulions tout accomplir, nous avions le programme maximum.Ce voyage, il a confirmé encore plus mon désir de déménager à Paris, pour m’inscrire à l’École du Louvre.
A-t-il été difficile de vous adapter à un autre système éducatif supérieur?
Eh bien, comme je n’ai pas passé de concours d’entrée à proprement parler – mes matières et disciplines validées à l’université ont été reconnues, cela a été assez difficile pour moi sur ce plan-là. Bien sûr, j’avais entendu dire que réussir l’admission à l’École du Louvre c’est quelque chose d’incroyable, mais à vrai dire, on me disait la même chose à l’Alliance Française de Saint-Pétersbourg.
Pourtant, j’y suis parvenue. À l’École du Louvre, mes études n’ont pas été sans difficulté. Malgré mon niveau C1, j’enregistrais les cours sur dictaphone pour les réécouter chez moi. Lors de ma première année en Licence 3, je devais redoubler, et j’ai fait de même en Master 1.
À quel point était-il difficile pour vous de trouver un emploi après avoir terminé vos études à l’École du Louvre ?
Ces six mois ont été très difficiles, car j’envoyais chaque jour environ 20 à 25 CV, adaptés à des postes précis dans le domaine de la culture. C’était une période éprouvante, où l’on envoie des CV à la chaîne, en les modifiant sans cesse, au point d’être complètement épuisé mentalement. Et puis, finalement, j’ai obtenu mon passeport talent.
Mais ce moment où personne ne répond, où ta candidature ne semble intéresser personne, malgré toute ta formation, je l’ai vécu pleinement.
Au cours de votre séjour à Paris, avez-vous rencontré des problèmes administratifs ou du quotidien?
Moi, en tant que personne confrontée à l’administration, il m’est très difficile d’accepter le fait qu’en France, il n’y a jamais de responsable pour quoi que ce soit. Il est impossible de trouver un responsable. Personne n’assume rien. La notion même de délégation semble inexistante.
Quelle est votre plus grande réussite à ce jour, Jenya ?
Avant d’ouvrir un café, selon moi, j’avais déjà trouvé ma véritable vocation : je suis devenue guide-conférencière agréée.
C’est grâce à l’École du Louvre que j’ai obtenu ma licence de guide. Et tout au long de l’année 2019, j’ai commencé à organiser des visites guidées de manière régulière.
Certains problèmes ont commencé à apparaître, à mon sens,et ils ont été complètement ignorés. Malgré les interventions répétées des guides ou leurs demandes, l’administration ne réagissait absolument pas.
Cela est devenu extrêmement épuisant, aussi bien moralement que mentalement.
Un jour, un samedi matin, en discutant avec mon collègue et partenaire du simple fait que nous avions envie d’un bon café, l’idée d’ouvrir un coffee shop est née. Tout est parti d’une simple conversation personnelle.
Et comme nous sommes des personnes déterminées, qui croient en elles-mêmes, au destin, à l’univers, à une certaine providence… et bien sûr à Paris et à l’idée que tout ira bien, nous avons fait grandir cette idée jusqu’à ce qu’aujourd’hui, enfin, notre café RAF existe physiquement. Le chemin a été long. Mais selon moi, c’est à travers l’amour et la joie que tout devient possible.
Sans cela, sans ce sentiment profond que l’on doit le faire, alors rien ne peut aboutir. Quand on ressent ce besoin vital– “il le faut, il le faut, il le faut” – alors on se lance, et on y arrive.
L’histoire de Maria, immigrée russe qui a connu un véritable isolement en France
Maintenant, plongeons-nous dans l’histoire de Maria, qui, n’ayant aucun ami en France, a décidé de tout quitter et de partir de Moscou après le début de l’invasion militaire à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, allant ainsi à l’encontre de l’avis de sa mère.
Au départ, Maria, vous aviez choisi le Kazakhstan comme première destination pour immigrer?
J’ai choisi… Bien sûr, je savais que nous ne vivrions pas au Kazakhstan pour toujours. Mais nous avions des objectifs à atteindre, parce que mon fils avait un retard assez important dans son programme scolaire à l’époque. Il ne savait ni lire, ni écrire. On venait juste de commencer à Moscou, il semblait s’adapter à l’école. En 2022, deux mois après, je me suis rendu compte qu’il fallait partir, et que changer de langue serait trop difficile à ce moment-là.
Il fallait qu’il s’ancre un peu dans ce monde, et qu’il apprenne les bases, un peu en russe. Les trois premiers mois, j’ai travaillé comme courrier. Ensuite, j’ai trouvé un emploi dans un théâtre. Puis, grâce au bouche-à-oreille, je suis devenue une vidéaste très demandée, ce qui m’a permis de commencer à économiser de l’argent pour la suite de notre chemin. Il était bien sûr très effrayant de partir du Kazakhstan, parce que là-bas, après deux ans, j’avais déjà pris mes repères. Nous étions bien installés, avec une maison agréable à Almaty, et un bon emplacement.
Comment votre vie quotidienne a-t-elle changé depuis le mois de juillet ? Avec le déménagement en France ?
Le chat mange la même nourriture, on l’a trouvée ici. Eh bien… je ne vais plus au théâtre.
Il faut corriger cela!
Eh bien, c’est juste plus difficile. Tout ce qui était beaucoup plus simple et plus clair au Kazakhstan est ici beaucoup plus compliqué.
Dès que tu résous un problème, il y en a toujours un autre. Remplir un formulaire pour France Travail en français, par exemple, ça prend deux heures, même si je comprends déjà tous les mots. Et tout le temps, quelque chose ne fonctionne pas. Il y a toujours un problème, quelque chose qui bugue. J’essaie d’inscrire mon fils au sport, pendant les vacances, mais il y a toujours une erreur technique sur le site. Comment la corriger, c’est totalement incompréhensible. Enfin bref… Ça a changé. Bien sûr, ça a changé. Tous mes amis sont là-bas, au Kazakhstan.
Ce qui a été le plus difficile émotionnellement dans ce déménagement ?
En fait, c’était déjà difficile de réaliser pendant les deux premiers mois que nous avions déménagé avec juste une valise et un chat.
Il n’y avait pas de peur ?
Si, bien sûr. Mais à un moment donné, je me suis dit que si je commençais à trop réfléchir, je deviendrais folle. Même quand j’ai trouvé un travail, ça reste plus facile. Au travail, je souffre beaucoup. Je souffre de la monotonie de ce travail, du fait que physiquement c’est très épuisant. Mais j’ai trouvé un psychologue à l’Espace Liberté, et cela m’a beaucoup aidée.
Artem étudie au collège. Il y a une classe d’adaptation pour les étrangers. Il aime beaucoup. Si au Kazakhstan tous les enseignants se plaignaient, disant qu’il fallait absolument le punir à cause de son écriture horrible, ici il écrit de manière soignée, et les enseignants le félicitent constamment pour sa belle écriture. Et il dit que c’est parce qu’il adore le français. Ça nous fait vraiment plaisir, qu’ici les gens commencent enfin à le voir comme une personne.
Maria, êtes-vous restée en contact avec vos amis ?
Oui, j’ai créé un canal Telegram pour eux, pour tous mes amis. Et, d’ailleurs, cela a inspiré certains à déménager, car cette situation est extrêmement difficile quand on est seul, avec un enfant, un chat, sans grandes économies, et avec une profession qui n’est ni coiffeuse ni autre chose de ce genre…
On déménage ainsi, sans connaissance de la langue. Je ne la connaissais pas. Bien sûr, j’ai commencé à l’apprendre, je crois…, trois mois avant le déménagement. Mais c’était vraiment juste les bases, un niveau très basique. Cela a beaucoup inspiré tout le monde.
Des immigrés russes qui se réfugient en France pour échapper à la persécution politique – Le parcours d’Anatoliy
L’engagement et l’exil : Anatoliy, 53 ans, un militant des droits humains depuis 2011 qui a dû quitter la Russie pour continuer son combat.
Lors de votre départ, avez-vous rencontré des difficultés à la frontière, Anatoliy ?
Je suis parti initialement via le Kazakhstan, puis de là en Géorgie, ensuite avec une escale en Turquie, et enfin à destination de Paris. J’avais un visa humanitaire de la Pologne, avec lequel je suis entré dans l’Union Européenne.
Le problème est survenu lors de la correspondance en Turquie. Là, on m’a fait descendre de l’avion en disant que je n’avais pas le droit de voler vers Paris avec un visa polonais. C’était absurde, bien sûr. Mais malheureusement, pendant ce court temps, je n’ai pas pu prouver de manière argumentée qu’ils avaient tort.
Heureusement, des collègues du Mémorial français m’ont aidé. Ils m’ont acheté un nouveau billet pour la Pologne avec une correspondance à Paris. Finalement, après deux jours, je suis arrivé directement à Paris depuis Istanbul, sans m’arrêter en Pologne.
Était-il difficile de trouver un travail au début ?
Au début, j’avais bien sûr une certaine réserve d’argent, mais elle s’est rapidement épuisée. De plus, grâce aux projets du Mémorial, je reçois quelques paiements. C’était difficile, je pense, un peu en raison de ma situation personnelle, car j’ai de vraies difficultés à apprendre le français. Je travaille sur cela, d’abord en ligne avec des applications, bien sûr. J’ai suivi des cours, mais on m’a refusé l’accès aux cours suivants.
Maintenant, je prends des cours avec un professeur professionnel de langues étrangères. Il a proposé cela gratuitement. Il y a aussi une voisine dans la même situation que moi, et le professeur a décidé de tester ses méthodes avec nous.
Anatoliy, avez-vous déjà été confronté à des préjugés ou à de la discrimination en raison de votre passeport russe ?
Tout d’abord, concernant le travail. Il y a eu quelques conversations, mais elles se sont rapidement arrêtées quand la personne a compris que je ne parlais pas français et que j’étais, disons, russe. C’était dans le cadre d’un travail assez simple.Puis, il y a eu un cas où j’ai essayé d’ouvrir un compte bancaire. Tout s’est arrêté au moment où ils ont vu le passeport russe.
Beaucoup de banques ont refusé. Ensuite, dans des structures comme France Travail, on ne m’a jamais fourni de traducteur. Pourtant, j’avais l’information qu’ils fournissent un traducteur si nécessaire. Mais deux fois, eux, avec un sourire aimable, m’ont proposé d’utiliser un traducteur en ligne. Ils tournaient vers moi l’écran, ils écrivaient en français. Je voyais ça en russe, je leur écrivais en russe, ils voyaient ça en français. C’était une communication assez drôle.
Mais ce qui est triste, c’est que cela ne menait à rien. En fait, certaines personnes montraient clairement leur attitude dès le départ. C’était comme :”Voici quelqu’un qui est venu. Viens avec quelqu’un qui parle français”.Dès le début, j’ai dit que j’avais besoin de cours de français. Mais je n’ai pu en obtenir que lorsque j’ai amené une de mes amies russes qui vit en France depuis 35 ans. Ce n’est qu’après 4 mois qu’on m’a orienté vers des cours de français.
Quelles différences culturelles vous ont surpris, Anatoliy?
Comme je parle mal français, je suis peu impliqué dans un environnement français, mais il y a quand même eu une situation drôle avec certains de mes amis français. J’ai un ami français qui avait déjà visité la Russie deux fois, et quand je suis arrivé ici, on s’est retrouvés. Un jour, lors d’un voyage, on est passés chez lui en voiture. C’était la première fois que je voyais un dîner français. Lui, par respect, a décidé de nous offrir un dîner français.
Mais nous, on venait de la route, affamés, et on n’avait aucune idée de ce qui se passait. Alors, je lui ai dit… “Euhm… Michel, est-ce qu’on peut manger maintenant?” On avait faim ! Au moins un peu de thé ! Mais lui, comme on se connaît bien, il a souri et a dit : “D’accord, ça arrive, ne vous inquiétez pas !”. En Russie, on a l’habitude de commencer immédiatement à manger, tandis qu’en France, il y a d’abord un long apéritif et des conversations.
Anatoliy, envisagez-vous un jour de retourner en Russie ?
C’est une question à la fois compliquée et simple. Je pense qu’il n’y aura pas de situation favorable pour un retour en Russie pour des personnes comme moi avant deux ou trois générations. Compte tenu de mon âge, je ne vois pas cette possibilité pour l’instant. À ce jour, je considère qu’il est essentiel de pouvoir poursuivre mon activité de défense des droits humains. Mais d’une manière générale, j’aimerais que les habitants de la Russie puissent un jour mener une existence raisonnable.
Aujourd’hui, j’ai partagé quelques histoires qui mettent en lumière certains problèmes liés à l’émigration des Russes à Paris. Ce n’est que le début d’une série de récits sur les Russes à Paris. La suite arrive bientôt.