J’ai eu le plaisir d’être reçue chez Moe Delaitre, une artiste américaine qui enchante la France en créant des portraits à la croisée du street art et du réalisme avec une pointe de baroque.
Le succès de l’artiste résonne en région parisienne, où elle peint de nombreuses fresques dans les rues et se voit également dans sa terre natale alors qu’elle expose ses oeuvres dans des galeries d’art privées comme la Smithsonian National Portrait Gallery et dans de nombreux magazines comme National geographic.
Moe Delaitre, une artiste avec un processus créatif centré autour de l’humain.
Lorsque je suis arrivée chez Moe Delaitre, j’ai tout de suite constaté que son atelier était la pièce principale et qu’il occultait même la pièce de séjour. Sur une longue table étaient disposées toutes les photographies de femmes ayant voulu poser pour le projet sur lequel l’artiste travaille depuis un moment.
“Cela fait des mois que je travaille sur cette fresque qui représente le geste de se faire une promesse à soi lorsqu’on est une femme.” révèle Moe Delaitre. Elle me montre son carnet de croquis qui expose un projet qui me paraît d’une envergure monstre: Des femmes dans une position spécifique: Les jambes écartées, assises sur un tabouret, la main sur le cœur et l’autre élevée vers le ciel. Elles sont alignées sur la feuille comme si elles ne faisaient qu’un. Le coup de crayon me rappelle un peu Edgar Degas et ses danseuses.
Sur les photographies, je vois quelque chose de complètement différent: une pose similaire mais aucune de ces femmes ne se ressemblent. Il y en a qui paraissent très sereines dans la pose, allant jusqu’à enlever leur haut, puis celles qui ont l’air solennelles, consciencieuses du fait qu’elles se font une promesse.
“Je ne leur ai pas demandé de me dire quelle promesse elles se faisaient.” explique la peintre. “En réalité, je leur ai même demandé de garder cela pour elles. Le but içi était de montrer à quoi pouvait ressembler ce geste, ensuite lorsque je peignais, je pouvais m’essayer à l’interprétation de leur promesse.”
Moe Delaitre continue de me raconter son processus de recrutement de ces modèles “De toutes ces femmes, je n’en connais peut-être que 15%. Le reste d’entre elles ont répondu à un appel que j’ai fait en ligne et j’ai vraiment été surprise du nombre de volontaires. Et ce qui m’a surprise encore davantage c’est le fait que beaucoup d’entre elles se sont confiées à moi. Il y a eu de nombreuses femmes qui ont vécu des violences de tous genres. Que ce soit les femmes américaines ou françaises c’était vraiment étonnant de constater qu’un océan puisse nous séparer mais que nous vivons plus ou moins des choses similaires.”
Je comprend que cette expérience était partagée par les modèles et par Moe: Ce sentiment d’être comprise, de ne pas être rejetée lorsqu’on se confie.
Elle me montre des photos de certaines des femmes en vue de la fresque: “Il faut que je te retrouve la photo de cette femme de plus de 70 ans, elle était vraiment magnifique.” dit-elle en passant par les diverses photos des modèles. Plusieurs fois, elle s’arrête pour me raconter des anecdotes sur les femmes qui sont venues poser pour elles. “Cette femme avait beaucoup de mal à contenir ses larmes lorsqu’elle posait.”. La photographie montre en effet une femme d’environ une cinquantaine d’années, qui posait, le visage crispé par l’émotion dans un des clichés. Dans l’autre, cette même femme s’effondre et se tasse pour pleurer.
Moe confirme alors ce que je pensais tout bas: L’expérience est vraiment cathartique pour ses modèles.
Le monde de Moe – L’art comme un organe vivant.
L’artiste décide alors de prendre une petite pause pour me montrer l’extérieur de sa maison. Sa terrasse est vraiment charmante. Elle a même ramené une baignoire pour la convertir en jardinière, ce qui me fait sourire puisque le côté absurde de cette baignoire-jardinière me rappelle vaguement les mouvements dadaïstes – qui prônent une dissolution de l’ordre, sans que cela manque de logique. Quoi de mieux pour une plante que de se trouver dans une jardinière prête à accueillir de l’eau dès sa conception?
Moe me montre un peu ses plantes. La plupart sont des plantes simples mais le mélange des couleurs est vraiment gai: des pâquerettes, des lys calla, du muguet, des fleurs oranges que je confonds presque immédiatement avec des œillets d’Inde.
Il y a une vraie harmonie entre Moe et son espace personnel, comme si le processus créatif ne pouvait réellement s’interrompre. En réalité, je constate que l’art de Moe Delaitre est un organe vivant et que par l’externalisation de son art, la peintre américaine s’occupe de l’entretien de cet organe.
Je lui demande une question un peu clichée mais qui me taraude: “Pourquoi as-tu décidé de te lancer dans cette fresque? Cela représente un contraste énorme par rapport à ton street art pour lequel tu es connue depuis 2015.”
Du fait de la vulnérabilité immense que laissent transparaître les femmes dans leurs poses, la fresque me semble à mille lieues des célébrissimes “Boxing Mama” qui mettent en scène un femme forte en poids et en caractère, flanquée de deux gants de boxes rouges, qui a les poings vers le ciel – en signe de triomphe.
Moe prend une pause pour réfléchir puis explique: “Je crois que c’est dû à mes expériences personnelles, particulièrement au fait que j’ai été trahie et que je l’ai découvert d’une manière très désagréable. Maintenant, il faut que je puisse avancer en tant que personne et c’est cela que symbolise la promesse à soi-même (…) Je voulais aller au-delà de la promesse qu’on se fait hâtivement dans le supermarché en choisissant son lait et en se disant à voix basse “Il faut que je sois une meilleure mère pour mes enfants”.Il fallait que ce soit une promesse fière et faite à voix haute.”.
Elle semble d’accord avec mon analyse que son art a évolué d’un féminisme plus combattif, à l’instar de la Boxing Mama, vers une représentation de la femme qui est puissante dans sa capacité à se reconstruire et aller de l’avant.
En rentrant à nouveau dans l’atelier, je lui demande comment et pourquoi elle a conçu la Boxing Mama, puisque le pochoir se trouve quasiment en face de moi.
“La Boxing Mama a toujours été conçue en tant que pochoir. L’idée de cette femme en gants de boxe m’est venue pendant la pandémie alors que je voyais des mères se promener avec leurs enfants, sachant que le soir venu, elles se remettraient à travailler depuis leurs ordinateurs, à faire à manger pour leur famille ou aider les enfants à faire leurs devoirs. Ce sont des superhéroïnes.”
J’acquiesce et remarque que la nouvelle fresque met également en avant des femmes qui ont des jupes noires, longues et qui paraissent flotter lorsque les modèles les portent.
“Oui, la jupe noire est très chère à mon cœur, c’est un thème récurrent mais je demande surtout aux modèles de ramener un chapeau ou un accessoire pour exprimer leur individualité.”
Comme les anges et les escargots pour Salvador Dali, Moe Delaitre intègre très souvent ces jupes noires à ses peintures, sûrement comme un symbole de féminité, de liberté de mouvement.
Alors que je la regarde travailler sur sa fresque, je lui demande s’il y a des fois où elle ne termine pas ses oeuvres ou se lasse.
“Non, en général j’ai une vision pour mon travail. Je commence le processus en trouvant les matériaux qu’il me faut puis après j’exécute. Je n’abandonne pas une œuvre en cours car ce n’est pas juste un objet décoratif. J’essaie vraiment de donner vie à ma vision. Si je savais écrire, je coucherais mes pensées et mes sentiments sur le papier.” Me répond-elle.
C’est ainsi que l’art de Moe Delaitre se distingue. L’artiste ne s’essaie pas à des styles, elle s’ancre réellement dans la pratique.
Cette créativité sans cesse matérialisée doit sans doute prendre de la place, mais pour Moe, il y a toute une logique d’archives et elle garde toutes ses œuvres en ordre.
“Cependant, il y en a dont je me suis débarrassée; je les ai brûlées.” me confie-t-elle.
Ces œuvres du passé, nous ne les reverrons jamais. Ce qui est sûr est que l’art chez Moe Delaitre est vivant et qu’il a une place entière chez elle, dans les rues de la ville, à Paris et dans son Maryland natal.