C’est un comble ! « Fabriquer » la monnaie et réussir à perdre près de 8 milliards d’euros. C’est ce qui vient d’arriver à la Banque de France. Derrière cette perte, un retournement de la conjoncture. Durable ?
C’est un paradoxe qui fait grincer des dents et froncer les sourcils : comment une banque centrale – celle-là même qui « fabrique » l’argent – peut-elle en perdre ? En 2024, la Banque de France a enregistré une perte nette record de 7,7 milliards d’euros. Du jamais vu dans son histoire. Et si l’on gratte sous la surface, la situation est encore plus spectaculaire : la perte opérationnelle brute s’élève à 17,9 milliards, atténuée uniquement grâce à une reprise de 10,1 milliards d’euros sur le fonds pour risques généraux, mis de côté lors des années fastes.
Mais alors, comment est-ce possible ? Après tout, une banque centrale a ce que tout banquier rêverait d’avoir : le privilège d’émission monétaire, c’est-à-dire le pouvoir d’imprimer de la monnaie pour financer ses opérations. On appelle cela le seigneuriage – le bénéfice réalisé en émettant de la monnaie dont le coût de production est dérisoire.
Autrement dit : la Banque de France crée de l’argent à presque zéro euro… et pourtant, elle perd des milliards.
Le piège des taux d’intérêt
Pour comprendre ce retournement, il faut remonter à la mécanique de la création monétaire ces dernières années.
Entre 2015 et 2021, la Banque de France, comme ses consœurs européennes, a acheté massivement des obligations à des taux ultra-bas, voire négatifs, dans le cadre de politiques d’assouplissement monétaire (le fameux QE : quantitative easing). Jusque-là, tout allait bien : les revenus des titres achetés suffisaient largement à couvrir ses coûts.
Rappelons comment fonctionne normalement une banque centrale. Elle achète des titres (notamment des obligations d’État) pour mettre en œuvre sa politique monétaire et influencer les taux d’intérêt à court et long terme. Cela ne se limite pas au QE : même en temps normal, elle ajuste la quantité de monnaie en circulation en achetant ou en vendant des titres sur le marché.
Lorsqu’elle achète des titres, elle injecte de la monnaie dans le système bancaire, ce qui facilite le crédit et fait baisser les taux. Cela permet de stabiliser l’économie, en agissant sur l’inflation, la croissance et l’emploi, selon les objectifs définis par son mandat.
Mais depuis la période 2022-2024, la conjoncture a changé profondément. Avec le retour de l’inflation, les taux ont grimpé fortement en flèche. La BCE relève rapidement ses taux directeurs, et la Banque de France se retrouve alors à payer 3,73 % d’intérêts en 2024 sur les dépôts des banques commerciales placés chez elle, tout en continuant à encaisser des revenus dérisoires sur des obligations acquises à 0,5 % ou moins.
Cela a pour résultat que la Banque de France perd sur l’écart de taux. Elle achète des titres peu rentables, mais doit rémunérer des dépôts à prix fort. Le modèle est pris en étau.
Certes, avec l’euro, la Banque de France ne fixe plus seule la politique monétaire : cette mission appartient désormais à la Banque centrale européenne (BCE). Toutefois, elle reste une actrice essentielle au sein de l’eurosystème, en participant aux décisions par l’intermédiaire du Conseil des gouverneurs de la BCE et en mettant en œuvre ses orientations sur le territoire français.
Elle joue aussi un rôle clé dans la surveillance du système bancaire français, contribue à la stabilité financière et assure la production et la qualité des billets en euros. Par ailleurs, elle rend de nombreux services à l’État, aux entreprises et aux particuliers, notamment à travers ses analyses économiques, la gestion de certains comptes publics et des actions d’éducation financière.
Des structures qui pèsent lourd
Mais ce n’est pas tout. Les pertes ne sont pas seulement conjoncturelles. Le modèle structurel de la Banque de France soulève aussi des questions. Malgré certains efforts, l’institution continue de faire tourner un vaste réseau de succursales dans toute la France, ainsi qu’un effectif conséquent, hérité d’un autre temps. Un maillage territorial précieux ? Peut-être. Mais aussi coûteux et difficile à rationaliser, surtout à l’ère du numérique.
Comme le reconnaît la Cour des comptes, les frais de personnel et les dépenses de fonctionnement restent lourds dans le budget de l’institution.
Pour autant, la Banque de France a diminué ses dépenses de 13 % en cinq ans, passant de 1,049 milliard d’euros en 2015 à 912 millions d’euros en 2020. Cette tendance s’est poursuivie en 2021, avec des dépenses atteignant 857 millions d’euros, soit une baisse totale de 18 % depuis 2015. Cette diminution des dépenses a été principalement réalisée grâce à une réduction des effectifs, de 12 269 équivalents temps plein en 2015 à 9 290 en 2021. Mais la Banque de France a maintenu ses frais généraux au niveau de ceux de 2015.
Pas un cas isolé mais un signal d’alarme
La Banque de France n’est pas seule dans cette tourmente. Sa cousine allemande, la Bundesbank, a essuyé une perte de 19,2 milliards d’euros, la poussant même à puiser dans ses réserves. Quant à la Banque centrale européenne, elle a annoncé une perte de 7,9 milliards d’euros, la première depuis sa création. La normalisation monétaire post-crise Covid met à l’épreuve le modèle même des banques centrales européennes.
Pour le dire autrement, ces pertes record posent une question de fond : le modèle économique des banques centrales est-il encore viable dans un environnement de taux élevés ? Jusqu’à présent, leur rentabilité coulait de source, entre seigneuriage généreux et obligations sûres. Mais désormais, il faudra peut-être repenser leur rôle, leur structure et leur agilité financière. Pour la Banque de France, cela pourrait signifier revoir son organisation, rationaliser ses coûts et mieux anticiper les risques de taux. Créer de la monnaie n’est plus une garantie de prospérité. En 2024, la Banque de France l’a appris à ses dépens.
Prévoyante Banque de France
Contrairement à une idée reçue, la Banque de France ne peut ni s’endetter auprès de tiers ni créer de monnaie pour combler ses pertes. La création de monnaie est strictement encadrée et centralisée par la BCE, dans le cadre de décisions collectives à l’échelle de la zone euro. En cas de pertes plus graves, un soutien de l’eurosystème serait envisageable, mais ce n’est pas d’actualité. La situation financière de la Banque de France reste solide malgré ce déficit temporaire car elle avait amplement réalisé des provisions suffisantes les années précédentes.
Pour couvrir sa perte de 9 milliards d’euros, la Banque de France puise actuellement dans ses réserves : capital, provisions et réserves générales. Elle avait anticipé de tels chocs et mis de côté plusieurs milliards pour y faire face. Si cela ne venait un jour à ne pas suffire, elle reporterait les pertes sur les exercices futurs. Cela signifie qu’elle ne verserait pas de dividende à l’État cette année-là, sans que ce dernier n’ait à la renflouer directement.
