Quand vous pensez à une image singulière de la pauvreté, vous imaginez souvent Cosette, puisque vous êtes français(e). Mais pour le reste du monde, l’image la plus percutante est souvent celle d’Oliver Twist, un orphelin britannique imaginé par Charles Dickens, qui a vécu de plein fouet la misère de l’industrialisation anglaise au XIXe siècle.
Ce qu’il faut retenir, c’est que les Cosette et les Oliver Twist ne sont pas de la pure fiction. Victor Hugo et Charles Dickens ont versé de l’encre pour décrire ce qu’ils voyaient devant eux : Une pauvreté cruelle, inéluctable, brutale.
Les archives du ministère britannique de la Santé ont conservé quelques-unes de ces histoires tragiques, caractéristiques du XIXe siècle.
Derrière les chiffres froids de la bureaucratie victorienne, des voix, indignées des plus démunis d’Angleterre et du Pays de Galles s’élèvent. Ces voix, que l’on retrouve dans la série MH 12, sont celles de personnes qui ont connu la faim, le froid, le mépris, l’humiliation, et qui ont écrit.
Certains suppliaient, d’autres dénonçaient, beaucoup argumentaient avec rigueur juridique, d’autres encore se réfugiaient dans l’humour noir ou la poésie de fortune.
Leurs lettres, adressées au Poor Law Commission et à d’autres instances locales ou centrales, forment aujourd’hui une mémoire écrite des conditions d’existence de ceux qui n’avaient presque rien.
Cette sélection de quatre documents n’est qu’un fragment minuscule des milliers de lettres conservées. Elle donne à lire une société divisée, une administration froide et cruelle, et surtout, la ténacité de celles et ceux qui n’ont pas accepté de se taire.
Paul Carter, spécialiste de ces archives décrypte certains fragments de ces histoires.
Les pauvres face à l’administration – ça n’a jamais été facile.
Le premier document est une lettre datée du 5 février 1842. L’auteur s’appelle Thomas Henshaw, ouvrier tricoteur mécanique vivant à Ilkeston, dans le Derbyshire. Il s’adresse à la commission centrale pour « soumettre [son] cas à [sa] considération » et demande réparation pour une situation qu’il qualifie de « des plus pénibles ».
Il écrit qu’il est sans emploi, avec une femme et des enfants à charge, et qu’il n’a pas eu de quoi se nourrir entre le 1er et le 5 février. Il affirme que ses demandes d’aide ont été rejetées, alors même qu’il estime y avoir droit au regard des textes en vigueur. Il cite la loi pour appuyer ses propos, et refuse qu’on considère sa démarche comme une simple quête de charité. Il revendique un droit, il exige l’application d’une loi qu’on lui refuse localement. Sa lettre, brève mais structurée, souhaite faire appel à l’autorité supérieure contre l’arbitraire des administrateurs locaux.
On peut être pauvre et souhaiter vivre dignement dans nos jours de vieillesse
Le deuxième document date de janvier 1847. Il a été écrit par David Jenkins, scieur de son métier, vivant au numéro 24 du « Boat House » à Aberystwyth, dans le comté aujourd’hui appelé Ceredigion. Il écrit qu’il vient de Llanidloes, à 43 kilomètres de là, mais qu’il travaille à Aberystwyth depuis quinze ans.
Dans sa lettre, Jenkins explique que lui et sa femme ont respectivement 76 et 74 ans, et qu’ils sont affaiblis par l’âge et la maladie. Jusqu’à récemment, ils recevaient une aide hebdomadaire de deux shillings et six pence. Mais cette aide a été supprimée sans explication claire. La seule alternative qui leur a été proposée est l’entrée au workhouse, institution qu’il rejette.
Il s’adresse à la commission centrale pour qu’on intervienne en leur faveur. Le ton est calme, le propos factuel, mais le message est limpide : il est impossible de vivre sans cette allocation, et le refus de la part des autorités locales met en danger deux personnes âgées pauvres.
L’humiliation au sous-sol
La troisième lettre, datée du 18 février 1895, provient de Liverpool. Elle est signée John Joseph McDonald, qui précise être « inmate of the Liverpool workhouse » – un interné dans cet établissement d’assistance. Elle ne s’adresse pas à la commission centrale, mais à un certain Joseph Moss, membre du comité local chargé des pauvres.
Cette lettre a été publiée dans le Daily Chronicle, le quotidien le plus lu des années 1890. Une copie a ensuite été envoyée ou transmise à l’administration centrale. McDonald indique comme adresse « le département souterrain du workhouse de Liverpool », une formule qui n’a rien d’officiel. Il emploie ici l’ironie : ce « département » n’existe pas. Il fait référence à la cave où les personnes âgées du workhouse étaient obligées de se déshabiller et de changer de sous-vêtements, une fois par semaine, dans le froid humide du sous-sol.
L’hiver 1894-1895 est particulièrement rigoureux. À Wakefield, on enregistre des températures de -12,7 °C. Le canal de Manchester gèle, des blocs de glace flottent sur la Tamise. C’est dans ce contexte que McDonald rédige une lettre dénonçant l’humiliation infligée aux personnes âgées obligées de se déshabiller dans une pièce glaciale.
Il parle d’un espace « humiliant, dégradant, démoralisant », et il n’est pas le seul à protester. Des journaux locaux et nationaux reprennent le sujet, ce qui met dans l’embarras les autorités de Liverpool. La parole des pauvres est relayée par la presse, et devient ainsi un outil de pression publique – aujourd’hui, c’est les réseaux sociaux!
La colère transporte et immortalise l’histoire de la pauvreté
Le dernier document ne prend pas la forme d’une lettre. Il s’agit d’un poème inscrit sur le mur du dortoir des vagabonds du workhouse de Holywell, dans le Flintshire (pays de Galles). Il date de septembre 1871. Ce poème a été relevé par Andrew Doyle, inspecteur du Poor Law. Il l’intègre à son rapport, en précisant : « Je copie ce qui suit – la dernière contribution à la littérature poétique des vagabonds. »
Ce poème est écrit anonymement. Il dit :
« Jesus wept and well he might
to see us poor mumpers in such a plight.
A can of skillie in our… »
On comprend immédiatement que cette production murale n’est pas un cas isolé : Doyle la présente comme une « dernière contribution », laissant entendre que d’autres vers ont été écrits sur les murs, par d’autres passants de la misère. Le mot « mumpers » désigne ici les vagabonds, ceux qui vivent d’expédients et de mendicité. Le « skillie » mentionné désigne une soupe claire servie dans les workhouses, méprisée pour sa pauvreté nutritive.
Ce poème est une plainte contre la pauvreté. Une colère déguisée en humour noir. C’est aussi un message laissé à ceux qui viendront ensuite occuper ces mêmes lits, ces mêmes murs. L’anonymat du poète ne fait que renforcer la puissance collective de ce témoignage.
Du pouvoir, même dans les conditions les plus déplorables
Chacun de ces documents montre que les plus pauvres n’étaient pas passifs.
Ils comprenaient les lois, ils savaient écrire, ou se faisaient aider pour le faire. Ils savaient à qui s’adresser, comment structurer un argument.
Leurs mots, qu’ils soient tracés à la plume ou griffonnés sur un mur, constituent aujourd’hui une archive sociale irremplaçable.
À travers eux, on découvre non seulement les conditions d’existence les plus dures, mais aussi la volonté de se faire entendre, de refuser l’injustice, d’interpeller ceux qui détenaient le pouvoir.