Peu après l’autorisation donnée par Joe Biden à Kiev d’utiliser des armes fournies par les Américains pour frapper en profondeur le territoire russe, Vladimir Poutine a modifié sa doctrine nucléaire, frappé le territoire ukrainien avec un missile balistique vide mais capable d’emporter une charge nucléaire – ce qui est sans précédent – et tenu un discours solennel dans lequel il a ouvertement menacé les alliés de l’Ukraine. Quelle posture faut-il adopter face à cette nouvelle montée des tensions ?
L’apocalypse nucléaire n’est pas pour demain en Europe mais un cran a incontestablement été franchi dans les menaces nucléaires proférées par la Russie. L’adoption d’un nouveau décret sur la doctrine nucléaire le 19 novembre et l’utilisation d’un missile balistique RS26 le 21 novembre contre l’Ukraine – que Vladimir Poutine a justifiée quelques heures plus tard par la nécessité de répondre à des tirs de missiles ATACMS (d’origine américaine) par les forces armées ukrainiennes contre le territoire russe dans la région de Briansk – exigent une analyse lucide.
Selon les termes du général Schill, chef d’état-major de l’armée de terre française, il s’agit d’un « signalement stratégique » important. Il doit être décrypté comme tel, avec gravité mais sang-froid.
Sommes-nous à la veille d’une attaque nucléaire sur l’Ukraine ? Ou, pour le dire en termes techniques, la Russie a-t-elle abaissé drastiquement le seuil de déclenchement d’un tir nucléaire ?
La menace est crédible car elle provient d’un État qui possède têtes nucléaires et vecteurs en grand nombre, une chaîne de commandement fonctionnelle et une doctrine établie. Kiev et ses soutiens font aujourd’hui face non pas à une attaque nucléaire imminente mais à une mise en garde pressante : toute attaque d’ampleur sur le territoire russe exposera l’Ukraine à des représailles, y compris nucléaires. Écouter et comprendre les déclarations russes n’est pas s’en faire le porte-voix et encore moins l’avocat. C’est une précaution indispensable pour assurer la sécurité des Européens.
Vers la fin du tabou nucléaire en Russie ?
Évaluer le risque nucléaire est toujours extrêmement délicat car ce risque comporte tout à la fois un absolu et une gradation.
Son caractère absolu tient au fait que les armes nucléaires ont un potentiel militaire de destruction sans équivalent dans le domaine conventionnel et un poids politique qui confine au tabou depuis leur utilisation par les États-Unis contre le Japon les 6 et 9 août 1945. Risque absolu, mais réalisation graduée : pour produire ses effets, la dissuasion nucléaire exige une doctrine solide, complexe, crédible et en partie publique, comme le rappelle Bruno Tertrais dans Pax Atomica (Odile Jacob, 2024). L’escalade nucléaire est lente, jalonnée et démonstrative.
Avec le nouveau décret sur la doctrine nucléaire adopté le 19 novembre puis le tir assumé contre la ville ukrainienne de Dnipro d’un missile balistique vide mais capable d’emporter une charge nucléaire et la déclaration subséquente de Poutine selon lequel la Russie s’estime en droit de frapper « les installations militaires des pays qui autorisent l’utilisation de leurs armes contre nos installations », Moscou s’est-elle réellement rapprochée de l’utilisation d’armes nucléaires contre l’Ukraine et/ou contre ses soutiens occidentaux ? En déclarant que le conflit en Ukraine prenait une dimension mondiale, Poutine prépare-t-il une Troisième Guerre mondiale inaugurée par une frappe nucléaire ?
Rappelons que l’invasion de l’Ukraine a été placée, depuis son lancement en février 2022, sous l’ombre de la menace nucléaire.
Au fil du conflit, le président russe, ses ministres de la Défense, son ministre des Affaires étrangères et son porte-parole ont régulièrement rappelé que la Russie était un État nucléaire, qu’elle disposait d’un tiers des têtes nucléaires au monde, qu’elle maîtrisait plusieurs vecteurs ou types de missile pour les mettre en œuvre et qu’elle était disposée à relever le niveau d’alerte et de mobilisation de ses forces nucléaires. Ces déclarations n’ont pour autant jamais été suivies d’effets militaires. Plusieurs analystes ont dès lors estimé qu’il s’agissait d’effets de manche, de propagande sans contenu concret ou de gesticulations.
Il est vrai que, jusqu’ici, ces menaces répétées n’ont – heureusement – pas été mises à exécution. Pour autant, une telle hypothèse est-elle à absolument écarter ? Et envisager que la Russie puisse utiliser l’arme suprême entraverait-il par définition le soutien occidental à la défense de l’Ukraine ?
C’est tout le contraire : entendre et comprendre cet avertissement n’est pas céder au chantage. C’est déchiffrer la grammaire complexe mais explicite de la dissuasion nucléaire russe.
Les messages envoyés par le Kremlin cette semaine sont clairs. Analysons les principales évolutions que comporte le décret présidentiel sur la doctrine nucléaire du 19 novembre : à l’article 11 de ce décret, la Russie s’ouvre la possibilité de répliquer par l’arme nucléaire à une attaque contre son territoire conduite par un État non nucléaire soutenu par un État nucléaire. Ce changement n’est ni cosmétique ni révolutionnaire. La doctrine nucléaire russe est constante dans son fondement : l’arme nucléaire peut être utilisée si l’existence de l’État ou le territoire de la Fédération sont menacés par des armes étrangères. Une attaque massive menée contre eux exposera donc l’Ukraine et ses fournisseurs d’armes à des répliques, y compris nucléaires.
La ligne rouge est nette : la Russie a pu faire face à l’opération militaire terrestre limitée dans l’oblast de Koursk, mais elle ne laissera pas se prolonger les attaques de missiles en profondeur sur son sol comme celles qui ont visé il y a quelques jours une base dans la région de Briansk.
Vers la fin du tabou nucléaire en Russie ?
Évaluer le risque nucléaire est toujours extrêmement délicat car ce risque comporte tout à la fois un absolu et une gradation.
Son caractère absolu tient au fait que les armes nucléaires ont un potentiel militaire de destruction sans équivalent dans le domaine conventionnel et un poids politique qui confine au tabou depuis leur utilisation par les États-Unis contre le Japon les 6 et 9 août 1945. Risque absolu, mais réalisation graduée : pour produire ses effets, la dissuasion nucléaire exige une doctrine solide, complexe, crédible et en partie publique, comme le rappelle Bruno Tertrais dans Pax Atomica (Odile Jacob, 2024). L’escalade nucléaire est lente, jalonnée et démonstrative.
Avec le nouveau décret sur la doctrine nucléaire adopté le 19 novembre puis le tir assumé contre la ville ukrainienne de Dnipro d’un missile balistique vide mais capable d’emporter une charge nucléaire et la déclaration subséquente de Poutine selon lequel la Russie s’estime en droit de frapper « les installations militaires des pays qui autorisent l’utilisation de leurs armes contre nos installations », Moscou s’est-elle réellement rapprochée de l’utilisation d’armes nucléaires contre l’Ukraine et/ou contre ses soutiens occidentaux ? En déclarant que le conflit en Ukraine prenait une dimension mondiale, Poutine prépare-t-il une Troisième Guerre mondiale inaugurée par une frappe nucléaire ?
Rappelons que l’invasion de l’Ukraine a été placée, depuis son lancement en février 2022, sous l’ombre de la menace nucléaire.
Au fil du conflit, le président russe, ses ministres de la Défense, son ministre des Affaires étrangères et son porte-parole ont régulièrement rappelé que la Russie était un État nucléaire, qu’elle disposait d’un tiers des têtes nucléaires au monde, qu’elle maîtrisait plusieurs vecteurs ou types de missile pour les mettre en œuvre et qu’elle était disposée à relever le niveau d’alerte et de mobilisation de ses forces nucléaires. Ces déclarations n’ont pour autant jamais été suivies d’effets militaires. Plusieurs analystes ont dès lors estimé qu’il s’agissait d’effets de manche, de propagande sans contenu concret ou de gesticulations.
Il est vrai que, jusqu’ici, ces menaces répétées n’ont – heureusement – pas été mises à exécution. Pour autant, une telle hypothèse est-elle à absolument écarter ? Et envisager que la Russie puisse utiliser l’arme suprême entraverait-il par définition le soutien occidental à la défense de l’Ukraine ?
C’est tout le contraire : entendre et comprendre cet avertissement n’est pas céder au chantage. C’est déchiffrer la grammaire complexe mais explicite de la dissuasion nucléaire russe.
Les messages envoyés par le Kremlin cette semaine sont clairs. Analysons les principales évolutions que comporte le décret présidentiel sur la doctrine nucléaire du 19 novembre : à l’article 11 de ce décret, la Russie s’ouvre la possibilité de répliquer par l’arme nucléaire à une attaque contre son territoire conduite par un État non nucléaire soutenu par un État nucléaire. Ce changement n’est ni cosmétique ni révolutionnaire. La doctrine nucléaire russe est constante dans son fondement : l’arme nucléaire peut être utilisée si l’existence de l’État ou le territoire de la Fédération sont menacés par des armes étrangères. Une attaque massive menée contre eux exposera donc l’Ukraine et ses fournisseurs d’armes à des répliques, y compris nucléaires.
La ligne rouge est nette : la Russie a pu faire face à l’opération militaire terrestre limitée dans l’oblast de Koursk, mais elle ne laissera pas se prolonger les attaques de missiles en profondeur sur son sol comme celles qui ont visé il y a quelques jours une base dans la région de Briansk. La Russie frappée par 6 missiles ATACMS|LCI, 19 novembre 2024.
Plus largement, tout risque d’invasion ou de tentative de changement de régime depuis l’extérieur peut donner lieu à une réplique nucléaire. Le tir du missile RS-26 sans tête nucléaire contre la ville de Dnipro le 21 novembre renforce dans les actes la crédibilité de cette doctrine, dont la Russie rappelle ainsi qu’elle ne se réduit pas à une posture de papier. Car il ne s’agit plus, pour Moscou, de la victoire ou de la défaite en Ukraine. Il s’agit de la protection de son territoire et donc de l’autorité de l’État.
Toute la difficulté est aujourd’hui de résister à la panique nucléaire sans céder à la négligence politique ou à l’interprétation non informée. Depuis 2022, la Fédération de Russie a placé son offensive sous protection nucléaire. Aujourd’hui, elle place la défense de son territoire (et de ses bases militaires) sous ce même parapluie. C’est odieux, mais rationnel. En effet, les menaces nucléaires ont permis à la Russie depuis 2022 (et en réalité depuis 2014) d’engager un affrontement bilatéral avec l’Ukraine sans s’exposer à la mise sur pied d’une coalition internationale comme celle qu’a affrontée la Serbie dans les années 1990. Elles lui ont permis, également, de réduire les capacités opérationnelles des armements occidentaux fournis à l’Ukraine. En somme, la menace nucléaire a contraint les Européens et les Américains à s’en tenir à soutenir l’auto-défense de l’Ukraine sans chercher ni la victoire en Russie ni le changement de régime au Kremlin. Ce parapluie nucléaire russe a profondément façonné les modalités du conflit et la forme du soutien occidental à la légitime défense ukrainienne.
Écouter Poutine sans lui céder
En Europe et aux États-Unis, on a souvent tendance à minimiser les déclarations du président russe et de ses principaux ministres. Lire et écouter leurs propos passe souvent pour un signe de naïveté, voire pour un acte de trahison. Pourtant, il y a loin de la compréhension à la complaisance et à la compromission.
Bien entendu, dans un rapport de force stratégique, il est essentiel de ne céder ni à la panique ni au chantage. Il serait inacceptable d’accepter toutes les revendications de la Russie au motif qu’elle est une grande puissance nucléaire, un membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations unies, un leader revendiqué du Sud Global ou l’allié le plus puissant de la République populaire de Chine. Renoncer au rapport de force aurait conduit l’UE à ne pas s’élargir aux anciennes démocraties populaires (Pologne, Tchéquie, Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie) et aux anciennes Républiques socialistes soviétiques (Estonie, Lettonie, Lituanie). Le cours de la construction européenne aurait été interrompu, les aspirations des peuples souverains d’Europe orientale auraient été bafouées et la sécurité du continent aurait été rendue précaire. Face à la Russie, la fermeté diplomatique est essentielle pour faire face à la rhétorique révisionniste.
Toutefois, il est symétriquement irresponsable d’organiser une surdité volontaire envers les déclarations officielles russes, au motif qu’elles constitueraient une propagande vide de contenu. Les relations entre, d’une part, la Fédération de Russie et, d’autre part, les forums occidentaux (UE, OTAN, G7-8, etc.) sont marquées par une incompréhension qui dépasse la simple résistance aux revendications russes : ne pas écouter les discours de Moscou conduit souvent les Occidentaux à des erreurs de jugement stratégique.
Plusieurs discours jalonnent cette route faite de malentendus, de mésinterprétations et de propagande.
Le discours de Vladimir Poutine à la Conférence sur la Sécurité de Munich en 2007 a été tout à la fois surévalué et sous-évalué : le président russe y traçait ses lignes rouges, notamment la non-extension de l’OTAN à ses frontières et son refus des systèmes de défense anti-missiles autour de la Fédération de Russie. Certains l’ont surestimé, au sens où ils y ont vu – surtout a posteriori – l’annonce d’une entrée en guerre différée contre l’OTAN et le premier jalon d’une route conduisant inéluctablement à la confrontation.
Mais d’autres ont considéré qu’il s’agissait de menaces vaines de la part d’un État ayant rejoint le consensus occidental en raison de sa propre faiblesse : la Russie était en effet alors associée à l’OTAN dans le cadre du Conseil OTAN-Russie, au G7 avec la création du G8, et à l’OMC. Moins qu’un programme révisionniste mais plus qu’une simple protestation, il s’agissait d’une revendication sur la zone d’influence que la Russie considère comme vitale. Face à une revendication, rien n’est pire que l’abdication… si ce n’est la négligence.
Autre exemple de surdité : la réception de la déclaration d’entrée en guerre contre l’Ukraine. La volonté affichée de « dénazifier » l’Ukraine a paru si insensée en Occident qu’elle a rapidement été rangée au rayon des prétextes historiques grotesques pour justifier l’injustifiable. Ce tumulte idéologique paraît inévitablement délirant à ceux qui ne connaissent pas le détail de la Seconde Guerre mondiale dans cette partie de l’Europe. Surtout, il a masqué les autres messages du président russe : le but de son invasion était d’éviter un élargissement de l’OTAN et de l’UE dans un pays limitrophe de la Fédération de Russie. Le recours aux armes pour entraver la souveraineté d’un pays est inacceptable – sans discussion. Mais prêter une oreille attentive – non complaisante – à cette déclaration aurait permis de saisir la portée réelle de l’invasion.
Mesurer la résistance à la Russie n’est pas trahir l’Ukraine
La posture adoptée ces derniers jours par Vladimir Poutine n’est ni une gesticulation vide ni un engrenage vers l’apocalypse nucléaire. C’est un ensemble d’actions destinées à rappeler, par la menace, la crédibilité de la dissuasion russe. Un signalement stratégique brutal et net. Il ne s’agit pas d’un bluff ou d’un coup de poker, mais d’une montée en puissance dans un bras de fer ancien.
Face à ces actes et à ces propos, les Européens doivent conserver leur posture stratégique : l’utilisation de l’arme nucléaire contre un État non nucléaire est inacceptable ; l’invasion et l’occupation de l’Ukraine sont illégales ; la stratégie des sanctions économiques, diplomatiques et politiques contre la Russie est justifiée et adaptée ; les attaques militaires directes contre le territoire et le régime russe doivent être évitées dans la mesure où elles exposent l’Ukraine et l’Europe au feu nucléaire.
Le soutien des Européens à la souveraineté ukrainienne ne peut être efficace s’il s’aveugle : la menace nucléaire russe doit être prise au sérieux mais elle peut toujours être contrée. Dans la présente crise, l’essentiel pour les Européens est de conserver leur posture stratégique et de renforcer leurs outils de pression tout en décryptant correctement les signaux russes.