A travers Un amour infini, première sélection du Prix Goncourt 2025, la célèbre romancière Ghislaine Dunant nous plonge dans une parenthèse amoureuse hors du temps, sur l’île de Tenerife en 1964. Dans cette interview pour Le Parisien Matin, elle revient sur l’origine de son récit.
Comment est née l’idée d’Un amour infini ? Est-ce d’abord un lieu, une époque ou une rencontre imaginaire qui a inspiré Ghislaine Dunant ?
Dans mes romans, c’est souvent une image persistante ou résistante qui me lance sur une idée. Cette image était un dîner, une rencontre dans le bar d’un hôtel entre deux personnes qui ne s’étaient jamais rencontrées et qui devaient dîner ensemble. J’avais à l’esprit des personnes qui n’étaient pas jeunes. Louise dit d’ailleurs qu’elle a 44 ans dans le livre, Nathan, a dix ans de plus. Je souhaitais dans un premier temps que cette histoire ait lieu à Atlanta, car le personnage avait vu Autant en emporte le vent. Et je voulais que cela se déroule dans un lieu où la vie se donnait pleinement.
Et j’avais envie qu’il y ait de l’espagnol autour d’eux. J’ai fini par explorer la côte jusqu’au Brésil. Et enfin, j’ai trouvé l’île de Tenerife.
Pourquoi avoir choisi Tenerife, en 1964, comme décor de cette parenthèse amoureuse ? Qu’est-ce que cette île permettait à Ghislaine Dunant d’explorer ?
Quand j’ai trouvé Tenerife, j’ai senti que mon roman prenait forme. Ses paysages contrastés, son histoire géologique étonnante, un volcan qui surgit de la mer, tout cela m’inspirait. Aussi, dans le nord-est, il y a une forêt primaire étonnante, et au centre une grande fertilité, la vallée de Humboldt. Il est d’ailleurs écrit que Louise est émue par ce paysage.
La particularité de Tenerife, c’est l’idée de complétude, presque de fantasme. Et puis, pour mes deux personnages, l’éloignement de la vie habituelle et des proches.
Comme expliqué, le roman s’ouvre sur une rencontre imprévue, presque contrariée. Qu’est-ce qui attire Ghislaine Dunant dans ces amours que le hasard ou le destin semblent avoir préparées sans les autoriser ?
Dans un premier temps, je n’avais pas prévu que l’histoire d’amour se serait construite autour d’un dîner.
La biographie des personnages s’est faite au fur et à mesure. Et d’ailleurs, ils sont tous deux très différents. Cette rencontre est vraiment basée sur l’ouverture à l’altérité, à l’autre.
Nathan est présenté comme celui qui a dû fuir tandis que Louise n’a jamais quitté l’intérieur de la France. Elle le dit : « J’ai découvert Paris, mais rien d’autre. » Lui, au contraire, a beaucoup voyagé, dans différents pays d’Europe, aux États-Unis, et s’intéresse aujourd’hui au Mexique.
La force avec laquelle l’amour se manifeste entre eux est présente dès cette rencontre. Il y a une métamorphose chez l’un et l’autre, une ouverture.
Louise s’éloigne de son rôle d’épouse et de mère pour quelques jours. Est-ce une reconquête d’elle-même, une émancipation selon Ghislaine Dunant ?
Elle s’émancipe de ses enfants et pourtant elle est très liée à ses deux petites. Elle dit d’ailleurs : « Il me faudrait un couteau pour me couper. » Mais là, c’est la découverte d’une liberté extraordinaire. Dès le début, l’attrait se fait pour cet homme qui ne ressemble à personne. Et elle est intriguée par cette personnalité singulière. Aussi, on découvre ce pourquoi elle n’a jamais beaucoup voyagé. On en apprend plus sur qu’elle a vécu pendant la guerre, son arrivée en campagne, et comment elle a dû tenir avec sa petite.
Est-ce une nouvelle forme d’amour que Ghislaine Dunant propose, fondée sur la liberté plutôt que sur la dépendance ?
C’est un peu comme un amour non fusionnel. On peut noter les moments de silence, de respect de ce que vit l’autre. Elle garde ses secrets. Elle ne peut pas tout raconter à Nathan. Et lui, il n’a pas besoin qu’elle répare quoi que ce soit chez lui.
La sensualité est présente mais très subtile, presque spirituelle. Pourquoi Ghislaine Dunant a choisi de situer ce lien davantage “d’âme à âme” que dans la chair ?
La sensualité est forte dans la promenade en forêt notamment. Il est écrit : « Pas un papier de cigarette ne pouvait passer entre leurs corps ».
Nathan dit aussi qu’ils se sont tenus avec toutes leurs forces. Il existe entre eux un langage du corps qui confirme l’amour. Un amour qui ne s’arrête pas. J’avais écrit L’Impudeur il y a 35 ans, et j’avais beaucoup parlé du corps et du désir. Alors qu’ici, la sensualité devient subtile, presque spirituelle.
L’écriture ralentit le temps, comme si chaque phrase voulait retenir un instant avant qu’il ne s’efface. Comment Ghislaine Dunant a travaillé ce rythme, cette impression de suspension ?
Je me suis aperçue que, dans nos vies actuelles, l’utilisation de n’importe quel appareil électronique nous fait oublier l’espace. Pourtant, la conscience de soi demande un certain temps de réflexion. C’est un ralentissement du temps.
L’histoire se déroule en 1964, je me suis donc mise en arrière, dans un temps ralenti qui n’abolit ni le temps ni l’espace. J’avais d’abord écrit au passé, avec les points de vue de Nathan et de Louise. Puis je me suis dit qu’il fallait que ce soit au présent, un temps où tout peut arriver.
J’ai réécrit pour ralentir le temps. Mais aussi, en pensant au lecteur et à sa manière d’associer ses pensées aux images. Je travaille à la densité des mots, pour que chacun porte des associations personnelles. Le lecteur reconstitue la scène avec ses souvenirs. C’est un travail incroyable.
Je dois vous dire que la vie d’un écrivain est très solitaire, mais l’intensité est considérable !
Le titre Un amour infini évoque autant la durée que l’intensité. Pour Ghislaine Dunant, l’infini en amour tient-il dans la continuité ou dans la fulgurance d’un instant ?
C’est la puissance de l’instant. Dans ce livre, il y a une multitude d’instants qui prennent une profondeur qui va jusqu’à l’infini. Que ce soit l’histoire géologique, des millions d’années de forêt primaire, ou l’espace végétal qui existe.. il y a une dimension infinie remplit les yeux et le corps.


