Mathéa Boudinet est sociologue en postdoctorat au Centre de recherches sur l’expérience, l’âge et les populations au travail, et affiliée au Centre de recherches sur les inégalités sociales.
Elle a étudié les liens entre genre et handicap, notamment dans le monde du travail, et coédité « La théorie féministe au défi du handicap. »
Autant de sujets évoqués au Parisien Matin, à découvrir dans cet entretien.
Comment est née la thèse de Mathéa Boudinet sur les liens entre genre et handicap ?
Tout a commencé quand ma directrice de thèse m’a parlé d’un appel à projets lancé par la Fondation Internationale Handicap. Je me suis rendu compte que, dans le monde de la recherche comme dans la société, les inégalités liées au handicap étaient souvent pensées à part des inégalités de genre. Or, les deux s’entrelacent, notamment dans le monde du travail. J’ai donc choisi d’explorer ces croisements, à travers des entretiens, des analyses de politiques publiques, et des récits de parcours professionnels de femmes en situation de handicap.
Comment est né le projet collectif autour du recueil « La théorie féministe au défi du handicap » ?
Avec d’autres doctorantes en histoire et en sociologie (Célia Bouchet, Maryam Koushyar Soucasse et Gaëlle Larrieu) on travaillait sur des thématiques proches. Ensemble, on a posé un constat : dans des contextes universitaires ouverts aux questions de genre, le handicap reste largement absent. On a commencé à se réunir, à lire des textes fondateurs issus des Feminist Disability Studies, courant venu du monde anglo-saxon.
Très vite, on a eu envie de faire connaître ces textes. On a aussi travaillé en lien avec un collectif de militantes handiféministes au Danemark, pour construire une approche collaborative. Le principe était clair : « rien sur nous sans nous. » C’est-à-dire que rien ne doit être décidé ou fait à propos des personnes handicapées sans leur participation directe.
En quoi cette démarche de traduction collective a-t-elle été politique autant qu’intellectuelle selon Mathéa Boudinet ?
Ce qu’on voulait, ce n’était pas seulement traduire des textes : c’était rendre accessibles des pensées trop souvent réservées à des cercles anglophones. On a organisé des ateliers, parfois avec les autrices elles-mêmes, pour s’approprier les concepts, discuter les traductions, et faire de ce travail une forme de militance. Il s’agissait aussi d’ouvrir l’université à d’autres voix, d’autres manières de produire du savoir.
Le recueil met en lumière plusieurs apports majeurs. Le premier est une critique frontale du féminisme dominant. Mathéa Boudinet pourrait-elle expliciter cela ?
Oui. L’un des points essentiels des Feminist Disability Studies, c’est de critiquer ce qu’on appelle parfois le “féminisme blanc valide”. Comme les féministes noires ont dénoncé l’universalisme des femmes blanches, les féministes handicapées rappellent que leur vécu est souvent ignoré.
Le corps handicapé est perçu comme anormal, dépendant, voire inquiétant. Et cette expérience modifie en profondeur ce que signifie “être une femme”. Il faut replacer la parole des femmes handicapées au centre, et interroger les normes implicites du féminisme lui-même.
Autre point central du livre : la manière dont nos sociétés construisent le corps handicapé et féminin comme altérité. Mathéa Boudinet pourrait-elle nous en dire plus à ce propos ?
Les textes traduits dans le recueil montrent que le corps handicapé, comme le corps féminin, est souvent associé à des figures de monstruosité ou d’instabilité. Dans la littérature, dans les représentations culturelles, on retrouve des imaginaires similaires : le sang, la difformité, la dépendance. Ces images produisent une hiérarchie des corps, et cela a des conséquences concrètes sur la manière dont on traite les femmes handicapées dans l’espace public, à l’hôpital, au travail…
Le soin, ou “care”, est un autre sujet qui divise au sein des mouvements féministes. Mathéa Boudinet pourrait-elle revenir sur cela ?
Pour les féministes matérialistes, le soin est souvent un travail gratuit à redistribuer. Pour les personnes handicapées, il est une condition de survie et de liberté. Il y a donc une tension : vouloir libérer les femmes du care, c’est parfois renforcer les institutions spécialisées, qui dépossèdent les personnes handicapées de leur autonomie. De la même manière, certaines luttes féministes pour le droit à l’avortement posent des questions difficiles. Par exemple, « faut-il interrompre une grossesse parce que le fœtus est diagnostiqué comme handicapé ? »
D’après Mathéa Boudinet, le féminisme français a-t-il encore du mal à intégrer ces réflexions ?
Oui, même si les choses bougent. Le handicap est encore trop souvent pensé comme une tragédie individuelle, et non comme un rapport social. Pour moi, il faut faire du handicap un axe politique, au même titre que la race ou la classe. Cela suppose d’écouter des voix longtemps exclues, et d’accepter de remettre en cause des dogmes, y compris au sein du féminisme.
Le dernier texte du recueil interroge la notion même d’autonomie, sujet lié au handicap. Pourquoi ce renversement est-il important selon Mathéa Boudinet ?
Parce que notre société valorise l’indépendance comme une vertu suprême. Mais en réalité, nous sommes tous dépendants les uns des autres, à différents moments de nos vies. Le texte montre que la dépendance n’est pas une faiblesse, mais une condition humaine. La reconnaître, c’est construire des politiques plus justes, plus solidaires, qui ne marginalisent pas celles et ceux qui ont besoin d’aide.
Un manifeste, un outil pédagogique, une ressource militante… Comment Mathéa Boudinet définirait-elle ce livre sur le handicap ?
Tout à la fois. C’est un pont entre la recherche et les luttes, entre les idées et les pratiques. On y a mis beaucoup d’énergie pour que ce soit lisible, utile, et surtout, vivant. On l’a présenté dans des séminaires universitaires mais aussi dans des espaces militants, dans des librairies, lors de discussions publiques. Les retours ont été incroyables. On sent qu’il y avait un manque, un besoin de ces outils pour penser autrement.


