Plus que toute autre grande ville au monde, Jakarta s’enfonce dans la mer à une vitesse alarmante, tandis que l’air devient de plus en plus pollué chaque jour.
Une projection de 2018 citée par ONU-Habitat indique que 84 % des villes connaissant la croissance la plus rapide seront confrontées à des risques « extrêmes » d’ici 30 ans, notamment en Afrique et en Asie. Parmi elles, Jakarta, grand centre économique d’Indonésie.
Une ville maritime, pas agricole — à l’origine
Cette métropole est l’une des plus vulnérables d’Asie aux effets délétères du changement climatique. Depuis qu’elle a été rebaptisée Batavia en 1621, en tant que capitale coloniale des Indes néerlandaises, Jakarta s’est développée comme une ville maritime, et non agricole.
Avec moins de 10 % d’espaces verts, l’agriculture urbaine semblait improbable. Pourtant, Ridwan Kamil, architecte et ancien gouverneur de la province de Java occidental, a lancé une initiative de jardinage en ville avec quelques collègues. C’est ainsi qu’est née la communauté Jakarta Gardening, en février 2011.
Beriozka Anita, 39 ans, s’est jointe à cette initiative :
« À l’époque, nous avons obtenu un terrain d’un hectare grâce à des négociations entre le promoteur Springhill et Kang Emil, alias Ridwan Kamil. »
Mais personne ne connaissait grand-chose au jardinage.
« On pensait même que les tomates venaient des bouteilles de ketchup », plaisante cette mère de trois enfants.
Depuis ses débuts, Jakarta Gardening suit une approche dite des 3E :
- Écologique : restaurer la fertilité des sols
- Économique : vendre les récoltes
- Éducative : sensibiliser la communauté, en particulier les jeunes, aux enjeux environnementaux
Le 20 février 2011, le groupe plante ses premières épinards. Ils tentent aussi le manioc, mais se trompent de sens en plantant les tiges.
« Finalement, on a compris que l’épinard était la culture la plus simple à planter et récolter en 18 à 24 jours », explique Anita.
Une communauté de jardinage vivante à Jakarta
Pendant sa grossesse, Anita s’éloigne du projet, absorbée par sa famille. D’autres prennent le relais, comme Dina Rahmawati, venue de Palembang.
Certain·e·s membres envisagent un tournant commercial, avec vente aux supermarchés et restaurants.
« Mais cela exigeait trop d’engagement. Finalement, on est restés une communauté de bénévoles », indique Rahmawati.
Le projet inspire 25 autres villes : le mouvement Indonesia Gardening est né. La communauté organise une conférence nationale tous les deux ans, entre 2011 et 2018. Après une pause pendant la pandémie, elle renaît en 2023.
« Le but n’a pas changé : le jardinage reste une activité de loisir, une sorte d’escapade du week-end en pleine ville », confie Rahmawati.
Grâce aux réseaux sociaux, les membres échangent des graines, organisent des marchés mobiles, et ont même fondé l’Académie du Jardinage, accessible à tous.
Le jardin de l’université Trilogi
Leur ami Warid, enseignant à l’université Trilogi à Kalibata (Sud de Jakarta), ne porte qu’un seul nom, comme beaucoup d’Indonésien·ne·s. Il y gère le jardin expérimental de 300 m² intégré au réseau Indonesia Gardening.
Le jardin, lancé en 2013, est un lieu de recherche et de pratique pour les étudiant·e·s. Ils y plantent pastèques, maïs, melons, laitues, piments, aubergines, tomates, choux chinois, épinards brésiliens, oignons verts…
« Nous avons planté des tomates Rose. Elles résistent bien aux maladies, mais sont plus acides », explique Warid.
L’adaptation au climat urbain
Deux serres, des bacs de plantation, plusieurs parcelles : le jardin est adapté au climat chaud et bas de Jakarta. Warid évite les graines issues de régions montagneuses ou subtropicales.
Il teste aussi des graines importées, comme le piment Sweet Italiano d’Italie :
« Il est deux fois plus petit que la variété rouge originale, mais il a bien poussé. On replantera ses graines, en espérant qu’elles s’adaptent encore mieux. »
Warid cultive également du riz dans des contenants portables entourés de sacs de ciment pour économiser l’eau. Objectif : sensibiliser les habitant·e·s à la valeur de la nourriture.
L’agriculture urbaine peut rendre Jakarta plus résiliente face aux défis de la productivité, de la sécurité alimentaire et du manque d’espace. Cela devrait être une priorité politique.
Oswar Muadzin Mungkasa, ancien vice-gouverneur en charge de l’aménagement et de l’environnement (2015-2019), est à l’origine du Grand Plan de l’agriculture urbaine à Jakarta 2018–2030, co-construit avec des organisations de la société civile. Il souhaitait initialement développer un modèle de ville durable, financé par la Banque mondiale et soutenu par la Fondation Rockefeller dans le cadre du programme 100 Resilient Cities.
« Au-delà de la sécurité alimentaire, nous visons la souveraineté alimentaire », affirme-t-il.
Jakarta dépend à 95 % de sources extérieures pour son approvisionnement en nourriture.
« Si un jour quelque chose se passe mal, on peut mourir en trois jours », alerte-t-il, évoquant ses 18 kilos perdus pendant la pandémie, faute de pouvoir aller au marché.
En 2023, on recense 13 798 activités agricoles à Jakarta. Parmi elles, 339 exploitations alternatives ont émergé, contre 26 seulement en 2013. La plupart sont concentrées dans le sud et l’est de la ville. Même les îles Seribu (Thousand Islands) ont leurs unités agricoles.