Le 15 mai 2025, les actions d’Ubisoft, fleuron français du jeu vidéo, ont plongé de plus de 18 % à la Bourse de Paris. Une chute brutale, conséquence directe d’un bilan annuel très mal reçu par les investisseurs.
Sur l’exercice clos au 31 mars 2025, la société a enregistré une baisse drastique de ses performances financières : le chiffre d’affaires a diminué de 17,5 %, s’établissant à 1,899 milliard d’euros, et les réservations nettes (indicateur clé pour le secteur) ont chuté de 20,5 %, atteignant 1,846 milliard. Pire encore : Ubisoft a annoncé un résultat opérationnel négatif de 15,1 millions d’euros.
Ses dirigeants prévoyaient initialement un retour progressif à la rentabilité.
L’entreprise cumule depuis plusieurs années des choix mal compris par son public, des retards de développement, des lancements de jeux mal optimisés, ainsi qu’une communication marketing jugée maladroite et provocante.
Les stratégies éditoriales d’Ubisoft ne font pas l’unanimité
La sortie de Assassin’s Creed: Shadows, un épisode très attendu de la célèbre série, se déroule pour la première fois dans le Japon féodal — un décor que les fans réclamaient depuis plus d’une décennie. Le choix narratif central du jeu a été mal perçu: le héros principal, Yasuke, est un personnage historique réel d’origine africaine ayant vécu au Japon au XVIe siècle, mais son intégration dans le récit du jeu a été jugée maladroite, voire provocatrice, par une partie du public.
Ubisoft a pris des libertés scénaristiques qui ont choqué certains joueurs japonais comme occidentaux : le personnage est présenté comme entretenant une liaison avec la sœur de l’empereur, un élément fictionnel.
Si le choix d’un protagoniste noir ne pose pas en soi problème, le cadre précis dans lequel ce choix a été inscrit, avec des scènes de destruction de monuments religieux japonais n’a pas suscité d’enthousiasme. Le studio a été critiqué pour une image promotionnelle montrant un torii détruit, symbole traditionnel japonais souvent associé aux tragédies nucléaires du XXe siècle. Conséquence : Ubisoft n’a pas été convié au Tokyo Game Show, un événement pourtant central pour les éditeurs internationaux présents sur le marché asiatique.
Conscient du malaise, Ubisoft a progressivement relégué Yasuke au second plan dans sa communication et a essayé de cibler ses efforts promotionnels sur le second personnage jouable, une ninja japonaise fictive, probablement dans l’espoir de calmer la polémique.
Des changements de cap coûteux
Ubisoft souffre d’une rupture plus profonde avec son public. Au fil des années, l’entreprise a profondément modifié l’ADN de ses jeux dans la série Assassin’s Creed. Après les critiques sévères adressées à des titres comme Unity, dont le lancement fut entaché de bugs majeurs, Ubisoft a opté pour une refonte complète de son modèle de production.
L’éditeur a délaissé le format de jeu d’infiltration linéaire qui avait fait sa renommée, pour adopter un style plus proche des jeux de rôle en monde ouvert, intégrant des systèmes de niveaux, d’équipement, et de missions secondaires inspirés des RPG occidentaux.
Les cycles de développement se sont aussi allongés, ce qui a augmenté les coûts de production sans pour autant garantir un regain d’intérêt massif du public. Beaucoup de joueurs estiment qu’Ubisoft aurait pu améliorer la qualité de ses anciens formats plutôt que de transformer complètement leur nature.
Un catalogue en stagnation
L’absence de nouveautés marquantes dans d’autres séries majeures de l’éditeur. Les jeux sous la bannière Tom Clancy, autrefois piliers de son succès, sont en sommeil. Rainbow Six Siege, sorti en 2015, continue d’attirer une communauté fidèle mais stable (30 millions de joueurs actifs, un chiffre inchangé depuis quatre ans). Quant à Far Cry, la franchise n’a pas connu de véritable renouveau depuis plusieurs années et semble désormais en perte de vitesse.
Même si Ubisoft se félicite des ventes initiales de Assassin’s Creed: Shadows, présentées comme les deuxièmes meilleures du jour de lancement dans l’histoire de la série, ces bons débuts n’ont pas suffi à compenser le déclin général de ses autres licences. La société peine à générer des revenus durables avec son catalogue plus ancien, dont les performances ont reculé de 13,5 % sur un an.
Tencent essaie d’happer Ubisoft
Confrontée à un recul de ses revenus et à une baisse continue de sa valorisation boursière (près de 60 % perdus sur douze mois), Ubisoft a dû revoir sa stratégie financière.
L’entreprise a annoncé la création d’une nouvelle filiale spécialisée dans le développement de ses trois marques phares : Assassin’s Creed, Far Cry, et Rainbow Six. Le géant technologique chinois Tencent investira 1,16 milliard d’euros dans cette structure, acquérant ainsi 25 % des parts, tandis qu’Ubisoft conservera la majorité du capital ainsi que le contrôle opérationnel.
Le groupe français affirme que cet accord permettra une meilleure concentration des ressources et une discipline budgétaire accrue. Au moins 500 millions d’euros seront transférés vers Ubisoft afin de soutenir le démarrage de la nouvelle entité. L’opération devrait être finalisée d’ici la fin de l’année 2025.
Si l’entreprise assure que cet investissement traduit la valeur économique de ses licences historiques, certains analystes y voient une dépendance croissante à l’égard de capitaux étrangers. En France, cette prise de participation de Tencent dans le cœur du savoir-faire vidéoludique national suscite des interrogations sur l’indépendance à long terme de l’éditeur.
Aucun encouragement…
Pour l’exercice 2025-2026, Ubisoft ne prévoit pas de rebond spectaculaire. L’entreprise anticipe un niveau de réservations similaire à celui de l’année précédente et espère tout juste atteindre l’équilibre en matière de résultat opérationnel (hors normes IFRS).
Une ambition modeste à cause du manque de projets innovants à court terme.
Dans une déclaration, Yves Guillemot, cofondateur et PDG d’Ubisoft, a reconnu que l’année écoulée avait été “difficile”, et que l’environnement concurrentiel du secteur avait rendu la situation encore plus complexe.
Il s’est félicité pourtant du maintien d’un flux de trésorerie positif, qu’il attribue à une gestion rigoureuse des ressources.