« Gingrich had planted ; Trump had reaped » (« Gingrich avait semé les graines, Trump a fait la récolte »). La phrase est de Julian Zelizer, historien à Princeton, au début de son ouvrage au titre éloquent paru en 2020, Burning Down the House : Newt Gingrich, the Fall of a Speaker, and the Rise of a New Republican Party.
L’artisan de la polarisation de la vie politique américaine ?
Gingrich, qui affirme avoir été informé par Donald Trump de sa tentation de se présenter dès janvier 2015, fut l’un de ses plus précoces soutiens et conseillers en 2016 lorsqu’il manifesta sa volonté de se présenter à la présidentielle, appelant le reste de l’establishment à se rallier à lui. En 2016, l’ancien Speaker faisait la publicité et l’éloge des livres de Donald Trump, notamment de The Art of the Deal, le plus connu de ces ouvrages, et était même considéré comme un potentiel vice-président.
En 2020, il participa à la contestation de la légitimité du scrutin présidentiel de 2020, dans une tonalité complotiste qui allait plus loin que sa radicalité des années 1980-1990. La presse a même dressé le parallèle entre la représentante trumpiste complotiste de Géorgie Marjorie Taylor Greene et Gingrich, le New York Times considérant après les événements du 6 janvier 2020 au Capitole que la « politique au napalm » de Trump avait pour origine directe Newt Gingrich. Y a-t-il pour autant une cause unique au trumpisme reposant sur la responsabilité d’un homme politique n’ayant plus de mandat depuis plus de 20 ans et ne s’étant plus trouvé à l’avant-scène depuis sa candidature malheureuse aux primaires républicaines en 2012 ?
La question de la polarisation, c’est-à-dire la cristallisation d’un clivage gauche-droite, est l’une des plus importantes des sciences politiques. Aux États-Unis le débat a oscillé, schématiquement, entre ceux qui estiment que la polarisation prend ses origines au sein des élites politiques, comme Morris Fiorina et ceux qui considèrent qu’elle est plutôt née au sein de la population, comme Alan Abramowitz. L’ascension de Gingrich peut plaider en faveur de la première théorie, qui affirme que la polarisation s’est faite par le haut du champ politique. Ce qui est certain c’est que cette polarisation a fini par rendre la Chambre des représentants dysfonctionnelle.
Si le système politique étatsunien a très tôt favorisé le bipartisme, le Congrès est toutefois pensé pour fonctionner dans un esprit bipartisan, les représentants disposant d’un large degré d’indépendance. Une infographie très parlante a été publiée dans un article collectif de 2015, « The Rise of Partisanship and Super-Cooperators in the US House of Representatives ». Les élus républicains à la Chambre sont représentés par des points rouges tandis que les élus démocrates sont caractérisés par des points bleus. L’infographie montre qu’entre 1949 et 2011 le degré de coopération entre élus des deux partis à la Chambre des représentants a drastiquement diminué. Moins les points de couleur différente sont entremêlés, moins les partis coopèrent.
Les années 1985 et 1993 marquent des étapes dans la chute de la coopération bipartisane, avant la rupture radicale de 1995, année de l’accession de Newt Gingrich au poste de Speaker de la Chambre, qui entama une confrontation directe avec l’administration Clinton. À partir de 1989, Gingrich était par ailleurs déjà House Minority Whip, deuxième poste le plus important dans la hiérarchie du Congrès pour le parti minoritaire, et se chargeait donc de contrôler le vote des élus de son parti dans un sens allant vers moins de collaboration.
L’architecte du durcissement du Parti républicain
Les archives de la Project Majority Task Force situées à Carrollton, où Gingrich fut professeur d’histoire à la University of West Georgia, encore non explorées, permettent de comprendre son objectif.
Au sein de ce groupe de travail qui s’est réuni durant plusieurs mois de l’année 1979, Gingrich a côtoyé après son arrivée à la Chambre une partie de l’establishment du Parti républicain. C’est Guy Vander Jagt, à la tête de la NRCC (organisation du Parti républicain cherchant à faire élire le maximum de candidats au Congrès), qui l’a adoubé. Les deux hommes avaient pour but de faire émerger une stratégie censée permettre au Parti républicain de redevenir majoritaire au Congrès, et Gingrich joua un rôle central. Durant ces quelques mois, il élabora les bases de sa stratégie pour reprendre le Congrès.
Le consultant Bob Teeter, qui avait travaillé, début 1979 pour la campagne à succès des conservateurs canadiens de Joe Clark, est intervenu le 14 juin 1979 devant le groupe de travail à l’invitation de Gingrich. Pour lui, il fallait médiatiser les débats à la Chambre grâce à leur retransmission télévisée et uniformiser le Parti républicain afin d’en faire un parliamentary party. Cette uniformisation dans le cadre de campagnes législatives nationalisées permettrait au public d’identifier clairement le Parti républicain comme alternative politique radicalement distincte du Parti démocrate (rappelons que le Démocrate Jimmy Carter était président depuis 1976 et que les Démocrates dominaient alors le Congrès). Une conséquence allait être le changement de fonctionnement du parti au sein du Congrès à partir de son retour au statut majoritaire en 1994 : le « GOP » allait abandonner la coopération des élus au sein des commissions et opter en faveur d’une discipline partisane de plus en plus rigide.
Gingrich a mené cette transformation par deux biais : entrisme au sein du leadership du parti et confrontation directe voire brutale avec les Speakers démocrates Tip O’Neill puis Jim Wright, qu’il fit tomber en 1989 pour des questions d’éthique. En 1986, il reprenait la direction de GOPAC, l’organisme de formation des candidats du Parti républicain. Par ce biais, il put exercer une influence sur toute une génération de candidats républicains auxquels étaient envoyés des cassettes de formation. Un mémo de 1990, intitulé « Language, a key mechanism of control », est devenu particulièrement célèbre en incitant les candidats à « parler comme Newt » (« speak like Newt ») en employant des éléments de langage créant une dichotomie radicale entre les Démocrates, affublés de tous les termes négatifs, et les Républicains.
Cette volonté de concevoir le Parti démocrate comme un ennemi et non plus un simple adversaire est plus ancienne chez Gingrich. D’après les archives disponibles, elle date au moins des travaux de la Conservative Opportunity Society entre 1983 et 1986, un groupe de représentants au Congrès mené par Newt Gingrich pour transformer le parti. Les documents montrent une volonté d’opposer radicalement un Parti démocrate jugé illégitime moralement et idéologiquement à gouverner et identifié au « Liberal Welfare State ».
La confrontation directe comme ligne de conduite politique
Une fois speaker en 1995, Newt Gingrich mena durant quatre ans une politique de confrontation et de blocage institutionnel face à Bill Clinton, instrumentalisant l’affaire Lewinsky pour tenter de faire tomber le président. C’est cette politique qui le conduisit à démissionner de son poste de Speaker en 1999 sous la pression de son propre parti à l’issue des élections de mi-mandat de 1998, considérées comme un échec pour les Républicains.
Si on ne peut faire reposer sur un seul homme le comportement politique du président Donald Trump, il est indubitable que Gingrich a joué un rôlé décisif dans la coupure intervenue entre les deux partis au Congrès, prélude à la confrontation qui prévaut aujourd’hui – et cela, même si la construction de la polarisation politique aux États-Unis est plus ancienne, car plusieurs vagues populistes semblent s’être imbriquées et s’être nourries les unes les autres, depuis l’affaire de Newburgh étudiée récemment par Tamara Boussac au début des années 1960.
