Ces dernières semaines, la Turquie a connu des événements qui entreront dans l’histoire. L’arrestation, suivie de la détention, du maire de la municipalité métropolitaine d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, dans la nuit du 29 mars, a marqué un tournant décisif dans la vie politique turque. Il ne s’agit pas seulement de l’incarcération d’un maire, mais du signal de profonds bouleversements : dans l’État de droit, dans l’avenir de l’opposition, et dans la manière dont la jeunesse perçoit la politique. Cette fois, les jeunes ont pris la parole, sur les réseaux sociaux comme dans la rue. En Turquie, la politique intérieure n’est plus une affaire strictement nationale — elle est devenue un test mondial pour la démocratie.
Ekrem İmamoğlu, candidat pressenti à la présidentielle pour le principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), est aujourd’hui le rival le plus redoutable du président Recep Tayyip Erdoğan. Même “le sultan sourd en a entendu parler”, selon l’expression turque. Il est accusé de corruption et de liens supposés avec une organisation terroriste.
S’il n’est pas officiellement poursuivi pour terrorisme, il est néanmoins détenu depuis le 23 mars à la prison de Marmara — devenue de fait le centre névralgique de l’opposition turque — en raison d’accusations de corruption. Son emprisonnement a déclenché les premières manifestations de masse visibles depuis près de douze ans, depuis les protestations de Gezi Park.
La génération Z fait aujourd’hui entendre sa voix, en ligne et dans les rues, protestant non seulement contre Erdoğan et son gouvernement, mais contre tout un système. Autrement dit, cette vague de mobilisation dépasse largement le seul cas d’İmamoğlu.
Alors que ce dernier, aux côtés de nombreux responsables politiques, administratifs et hauts fonctionnaires, est désormais derrière les barreaux, il devient essentiel d’analyser les répercussions politiques, sociales et économiques de cette séquence pour la Turquie — mais, d’abord, il faut revenir sur quelques points juridiques clés et répondre à certaines questions fondamentales.
İmamoğlu peut-il se présenter à la présidentielle depuis sa prison ?
C’est l’une des questions les plus fréquemment posées.
Selon l’indice V-Dem (Varieties of Democracy), élaboré par l’Université de Göteborg, la perception de l’État de droit en Turquie entre 1900 et 2024 a chuté à un niveau que certains estiment même inférieur à celui du régime autocratique du sultan Abdülhamid II, durant la période de répression tristement célèbre de l’Empire ottoman.
Pourtant, du moins sur le papier, la Turquie reste un État de droit. Le Dr Volkan Aslan, spécialiste du droit constitutionnel à l’Université d’Istanbul, nous explique : « Même si une personne fait l’objet de 50 enquêtes distinctes, tant qu’elle n’est pas condamnée à une peine d’emprisonnement d’au moins un an pendant la période officielle de candidature — et que cette peine n’est pas définitive — rien ne l’empêche légalement de se présenter. »
Le processus de primaire présidentielle a suscité un fort engouement, notamment autour d’İmamoğlu. Un geste particulièrement remarqué fut la décision du CHP d’installer des « urnes de solidarité » permettant aux électeurs non membres du parti de voter.
Cette stratégie a permis au maire emprisonné de recueillir plus de 15 millions de voix, faisant de cette primaire une première historique en Turquie.
Néanmoins, Volkan Aslan reste prudent quant à la candidature d’İmamoğlu et cite l’article 76 de la Constitution turque, qui énumère des infractions telles que « corruption, favoritisme et vol ». Il précise : « Si une enquête ou une procédure judiciaire aboutit à une condamnation définitive pour l’une de ces infractions, la personne concernée serait effectivement disqualifiée pour devenir député ou candidat à la présidence. »
Cependant, il ne s’agirait pas d’une interdiction à vie — cette disqualification n’est pas « ebed müddet » (éternelle). Avec les deux enquêtes les plus récentes, İmamoğlu est désormais visé par neuf procédures distinctes. La Turquie assiste ainsi à un affrontement juridique et démocratique entre une figure politique majeure et le pouvoir en place.
L’une des enquêtes en cours concerne le diplôme universitaire d’İmamoğlu, annulé 30 ans après l’obtention. La loi turque exige que les candidats à la présidence soient titulaires au minimum d’une licence. L’Université d’Istanbul a invalidé son diplôme en invoquant une « irrégularité lors d’un transfert horizontal ».
Parmi les personnes touchées par des allégations similaires figure la professeure Aylin Ataay Saybaşılı, doyenne de la faculté de gestion de l’Université Galatasaray, qui a obtenu son doctorat à la Sorbonne.
Une autre experte en droit constitutionnel, la professeure Sibel İnceoğlu, doyenne de la faculté de droit de l’Université de Marmara, attire l’attention sur le calendrier de ces événements :
« Si l’on observe la chronologie — l’ouverture des enquêtes, suivie de l’annulation du diplôme, puis de la détention et de l’arrestation, le tout coïncidant avec l’annonce de sa candidature — cela ne peut que susciter d’autres soupçons dans l’opinion. Être ainsi placé en garde à vue donne l’impression qu’on cherche à salir la réputation et l’honneur de la personne, et à instaurer une présomption de culpabilité dans l’esprit du public. »
Selon İnceoğlu, lorsqu’on porte atteinte de cette manière à la liberté d’un individu, cela donne le sentiment que des motivations cachées sont à l’œuvre. Elle cite plusieurs arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, notamment à propos de la Russie.
À ses yeux, le système judiciaire turc est désormais si politisé qu’il fonctionne de manière comparable aux mécanismes utilisés dans la Russie de Poutine pour faire taire l’opposition. Elle précise : « Cela crée l’impression que l’État a lancé une procédure avec une intention dissimulée contre une personne. Il y avait déjà des problèmes, mais ils se sont aggravés. Pour être honnête, nous n’avons jamais eu une justice totalement indépendante en Turquie. »
Le génie est sorti de la bouteille, douze ans plus tard
« Des accusations, des accusations. Untel a dit ceci, quelqu’un d’autre a entendu cela… Quelle absurdité ! Des allégations comme celles-là, sans la moindre preuve concrète, me paraissent hautement suspectes ! On sent une volonté manifeste de nuire à cet homme ! Après avoir vu cette mascarade aujourd’hui, messieurs, je vous le dis : pourquoi notre empereur perd-il son temps avec de telles sottises ? »
Ces mots n’ont pas été prononcés dans un tribunal turc ni dans un couloir de palais de justice. Ils sont tirés d’une scène de la série satirique Gibi, très populaire auprès de la jeunesse turque. La scène se déroule dans un Sénat romain fictif, mais pour beaucoup, elle résonne étrangement avec l’actualité en Turquie.
L’emprisonnement du maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, et la décision de la justice — souvent accusée de servir des intérêts politiques — n’ont guère surpris. Ce qui l’a été, en revanche, ce sont les événements qui ont suivi. C’est là que le génie est sorti de la bouteille.
Il y a douze ans, au printemps 2013, le gouvernement de l’AKP avait tenté d’abattre des arbres du parc Gezi à Istanbul pour y construire une réplique de caserne militaire ottomane. Ce qui n’était au départ qu’une modeste manifestation écologiste s’était rapidement transformé en soulèvement national.
Depuis, les rues turques n’avaient pas connu une telle affluence jusqu’à la semaine dernière. Les protestations de 2013 étaient suffisamment complexes et profondes pour remplir des volumes entiers. Mais ce qui saute aux yeux aujourd’hui, c’est à quel point les manifestants actuels sont différents.
Les écarts générationnels et contextuels sont frappants. Leur colère — parfois même leur haine — est toujours dirigée contre la même personne : Recep Tayyip Erdoğan. Mais tout comme la génération X différait de celle, plus idéaliste, de 1968, la génération Z actuelle n’est pas celle qui s’est soulevée à Gezi. Les jeunes d’aujourd’hui remettent principalement en question les motivations de l’incarcération d’İmamoğlu. Ils se mobilisent sur les campus, dans les places publiques, dans les cortèges. Si l’arrestation d’İmamoğlu a été l’étincelle, elle est loin d’en être la seule cause.
Le professeur Emre Erdoğan, politologue à l’Université Bilgi d’Istanbul, estime que le principal moteur de cette jeunesse est un sentiment de victimisation collective :
« Lorsqu’un groupe a le sentiment d’être lésé dans son ensemble, il descend dans la rue. Cela peut se transformer en colère, en ressentiment, ou en quelque chose d’autre encore. »
Peut-on dès lors imaginer que ce sentiment se transforme en identité politique ?
Le professeur Erdoğan répond :
« Pour que cette victimisation collective devienne une identité politique et se traduise en comportement électoral, d’autres mécanismes doivent être mis en place. Et surtout, comment cette injustice perçue sera-t-elle résolue ? Selon moi, si une identité claire n’est pas née des manifestations de Gezi, c’est précisément parce qu’il n’y avait pas de consensus sur les moyens d’y remédier.
C’est pour quoi le mouvement de Gezi, aujourd’hui, est devenu un souvenir. Le CHP, principal parti d’opposition, affirme vouloir répondre à cette nouvelle vague de victimisation. Mais sera-t-il crédible ? Et surtout, a-t-il conscience de toutes les strates de ressentiment à l’œuvre aujourd’hui ? Car, à l’époque, l’enjeu n’était pas que les arbres. Et aujourd’hui, il ne s’agit pas uniquement de l’arrestation d’İmamoğlu. »
Les manifestants d’aujourd’hui — membres de la génération Z — sont plus audacieux. Ils n’ont aucun lien avec les organisations politiques. À mesure que la crise économique s’aggrave pour toutes les générations, leur colère devient plus directe, plus frontale. Leur posture est résolument anti-système.
Là où les manifestants d’hier étaient souvent portés par une idéologie de gauche, une partie des jeunes actuels est influencée par le nationalisme, un rejet de l’immigration, et un kémalisme de droite. Ils ne se sentent loyaux envers aucun parti. Sur le plan idéologique, certains se rapprochent même du Parti de la Victoire (Zafer Partisi), parti ultranationaliste dont le dirigeant est actuellement en prison — mais sans pour autant s’identifier à lui ou en revendiquer l’étiquette.
Boycott économique dans le sillage des manifestations de rue
L’une des conséquences les plus marquantes des manifestations de rue a été la montée en puissance d’un boycott économique mené par la jeunesse. Tout a commencé lorsque le leader du CHP, Özgür Özel, a appelé à boycotter les groupes économiques proches du gouvernement, dont beaucoup ont prospéré sous son règne.
La liste du boycott comprenait des chaînes de cafés, des restaurants, des supermarchés, des centres commerciaux, et même certaines chaînes de télévision grand public restées silencieuses face aux bouleversements politiques du pays.
« Nous ignorerons ceux qui nous ignorent », a déclaré Özel. Pourtant, la jeunesse est allée bien au-delà de la liste initiale proposée par le CHP.
Lorsque cet appel a été lancé, de nombreuses personnes que j’ai interrogées dans les rues d’Istanbul et sur les campus universitaires — jeunes comme plus âgées — ont déclaré qu’elles suivraient le mouvement.
Ceux que j’ai interviewés ont préféré rester anonymes, de peur d’être visés par la vague d’arrestations, mais leurs propos étaient clairs. Une étudiante a confié : « Je pense qu’il faut boycotter, et que les conséquences doivent être prises au sérieux. » Un autre étudiant a ajouté : « Le pouvoir de ne pas acheter est un véritable pouvoir. La société turque, la jeunesse turque, et tout le peuple de Turquie doivent utiliser ce pouvoir d’achat — ou plutôt de non-achat. »
Le 2 avril, le boycott général a laissé de nombreux commerces vides, en particulier à Istanbul et dans d’autres régions du pays. Certains jeunes acteurs et cinéastes ayant participé au mouvement ont été arrêtés, accusés d’incitation à la haine et à l’hostilité.
Des enquêtes ont été ouvertes contre les instigateurs de l’appel. Le gouvernement a affirmé que l’objectif réel du boycott était de saboter l’économie turque et de s’en prendre au capital national et domestique. Le ministre de l’Intérieur a repris une rhétorique bien connue du gouvernement, évoquant une tentative de « coup d’État économique ».
De son côté, le ministre du Commerce a effectué une tournée publique dans les marchés et les bazars, filmé en train d’acheter divers produits pour démontrer sa confiance dans l’économie. Selon le président Erdoğan, la population n’aurait pas répondu à l’appel au boycott du 2 avril — les centres commerciaux étaient, selon ses mots, « bondés à craquer ».
Les économistes que j’ai interrogés avaient des avis partagés sur l’impact du boycott sur l’économie turque. Pour Sinan Ülgen, directeur du Centre d’études sur la politique économique et étrangère, le boycott n’aurait pas d’impact macroéconomique significatif, mais entraînerait des effets redistributifs.
Autrement dit, ce qui n’est pas acheté chez une entreprise sera simplement acheté ailleurs. À l’inverse, la professeure Binhan Elif Yılmaz, spécialiste de l’économie et de la politique budgétaire à l’Université d’Istanbul, estime que les boycotts des consommateurs peuvent être efficaces, surtout dans une économie de marché libre.
Un autre expert, le professeur Hakkı Hakan Yılmaz — directeur de la Fondation turque pour la recherche en politique économique et ancien haut responsable au sein de l’Organisation de planification de l’État et de la Cour des comptes — analyse la situation sous l’angle de la « croissance », un concept souvent mis en avant par le gouvernement :
« La Turquie est entrée dans une phase de faible croissance. Cette croissance repose essentiellement sur l’investissement et la consommation. Depuis quinze ans, le pays vit sur son capital existant plutôt que de réaliser de nouveaux investissements. C’est un problème structurel. Il y a un vrai nœud ici.
Par conséquent, ce qui inquiète réellement l’actuel pouvoir politique ou l’administration économique, c’est ceci : si, en plus de l’opposition sociale, les gens commencent aussi à réduire leur consommation, cela représentera un problème supplémentaire pour la croissance du pays. »
Quel impact sur l’économie ?
Le 19 mars — jour de la mise en garde à vue d’Ekrem İmamoğlu — la prime de risque (CDS) à cinq ans de la Turquie a grimpé de 23 points de base, atteignant son plus haut niveau en six mois. L’économiste Güldem Atabay explique : « Cela signifie que s’endetter à l’étranger est devenu plus coûteux. »
« Cela montre que la perception du risque est revenue. Investir en Turquie est de nouveau considéré comme dangereux. »
Ce même jour, une crise monétaire a éclaté. Le dollar américain s’est ouvert à 36,68 livres turques. Alors qu’İmamoğlu était transféré au commissariat de Vatan pour être entendu, le taux a grimpé à 41,50.
Après une intervention massive de l’État, la journée s’est terminée à 38 livres. L’euro a dépassé les 45 livres. Et l’or ? Il a battu tous les records historiques, le gramme franchissant pour la première fois le seuil des 4 000 livres. L’économiste Atabay note : « La confiance économique s’est effondrée. Les gens se sont précipités pour protéger les maigres économies qu’il leur restait. »
Les banques ont élargi l’écart entre les prix d’achat et de vente des devises jusqu’à 2 livres. Pourtant, les citoyens ont continué d’acheter des dollars pour échapper à l’érosion de la livre turque.
La Bourse d’Istanbul a également vacillé, elle qui semblait anesthésiée par des années de chaos politique. Les actions ont chuté de près de 9 %, soit la baisse la plus importante depuis la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Le seul événement plus grave ? Le 19 mars, la Banque centrale turque a procédé à la plus grande vente de devises de son histoire sur une seule journée. Atabay avertit : « Près d’un quart des capitaux spéculatifs récemment entrés dans le pays ont disparu du jour au lendemain. »
Lors de la crise économique de 2001 — l’une des plus importantes de l’histoire turque — les sorties de capitaux étaient estimées entre 5 et 7 milliards de dollars. Le 19 mars à lui seul, on a approché les 10 milliards. Certains estiment que près de 20 milliards de dollars se sont évaporés en quelques jours.
C’est ainsi que l’effondrement de l’État de droit et de la démocratie en Turquie a trouvé un autre miroir : l’économie. Bien sûr, tandis que le feu se propageait, certains ramassaient de l’or parmi les cendres. Ceux qui avaient eu connaissance à l’avance de l’enquête visant İmamoğlu se sont enrichis, pendant que le peuple s’appauvrissait un peu plus encore.
Manifestations, jeunesse emprisonnée, allégations de mauvais traitements et rassemblement de deux millions de personnes
À la suite de l’arrestation d’Ekrem İmamoğlu, l’épicentre des manifestations durant six jours — déclenchées en partie par un appel du principal parti d’opposition, le CHP — fut le quartier de Saraçhane à Istanbul, où se situe le siège de la municipalité métropolitaine. La plupart des jeunes ayant participé aux manifestations étaient pacifiques, mais les mesures policières furent sévères, et presque chaque rassemblement s’est soldé par une vague d’arrestations. Lors des deux derniers jours de mobilisation à Saraçhane, le CHP a dû envoyer ses députés sur le terrain pour protéger les jeunes manifestants de la police. Cela n’a toutefois pas empêché l’arrestation de centaines d’étudiants.
Par ailleurs, une série d’allégations inquiétantes concernant les mauvais traitements infligés aux jeunes détenus a émergé. Sezgin Tanrıkulu, député CHP, juriste de formation et ancien président du barreau de Diyarbakır, a rendu ces accusations publiques. Lors de notre entretien, il s’est référé aux procès-verbaux officiels. Les témoignages sont glaçants.
Une jeune étudiante a déclaré : « J’ai été harcelée. Je me suis uriné dessus. » Une autre a affirmé : « Ils m’ont donné des coups de pied dans les parties génitales. »
Parmi les détenus se trouvent des jeunes de seulement 18 ans, dont un arrêté alors qu’il avait le pied cassé. Tanrıkulu commente : « Depuis longtemps, la justice en Turquie n’est plus impartiale ni indépendante ; elle est devenue un instrument politique. Après les récentes mobilisations à Saraçhane, il semble que de nombreux détenus aient été victimes de mauvais traitements généralisés, voire systématiques, pendant et après leur arrestation. »
Tanrıkulu, qui a observé les audiences au tribunal, affirme que le procureur refusait même de recevoir les requêtes, et que le juge aurait déclaré : « Dehors. Tous sont placés en détention. » L’un des avocats de ces jeunes détenus a ajouté : « Nous ne savons même pas si ceux qui procèdent aux arrestations sont de vrais policiers — il n’y a aucun numéro de badge. »
Tanrıkulu poursuit : « Les avocats ne peuvent pas joindre les procureurs. Les restrictions sont partout. Même les greffiers sont injoignables par téléphone. Il est presque impossible d’avoir accès à qui que ce soit. » Ces propos dressent un tableau effrayant du point de vue juridique.
Pourtant, rien de tout cela n’a suffi à freiner les manifestations ni les grands rassemblements. Le 29 mars, un vaste meeting a eu lieu à Maltepe, sur la rive asiatique d’Istanbul, sous le slogan « Liberté pour İmamoğlu ». Si l’appel venait du CHP, la participation fut extrêmement diversifiée. Selon des estimations officieuses, environ 2,2 millions de personnes étaient présentes, exprimant une colère collective rare dans une société turque profondément polarisée. En dépit des interdictions et de la répression, jeunes, personnes âgées, retraités, classes moyennes, petite bourgeoisie, fonctionnaires, salariés du privé, étudiants et chômeurs se sont rassemblés dans un même élan.
Même si le meeting était organisé par le CHP, la foule n’était pas politiquement homogène. Nationalistes, gauchistes, sociaux-démocrates, Turcs, Kurdes… Ce qui les unissait, c’était une frustration profonde, une colère face à l’effondrement de l’État de droit et à l’aggravation de la crise économique. « Nous ne sommes pas là seulement pour nous plaindre, mais pour exiger des comptes », disaient des citoyens en colère, venus à pied pendant des heures de tous les coins de la ville, franchissant des barrages policiers serrés pour atteindre la place de Maltepe.
Pendant les sept jours de manifestation à Saraçhane, le parti pro-kurde DEM ne s’était pas joint au mouvement. Son annonce de participation au rassemblement de Maltepe a donc surpris. « Le parti s’oppose à l’arrestation d’İmamoğlu et aux politiques répressives du gouvernement, mais il ne veut pas devenir une cible directe de l’État », explique une source interne. L’ancien coprésident du parti, Tuncer Bakırhan, est resté prudent : « Nous ne sommes pas le comité d’action du CHP. » Le parti ne veut ni compromettre les perspectives de résolution de la question kurde, ni affaiblir l’appel à la paix d’Abdullah Öcalan.
Les manifestations et l’avenir d’Erdoğan
Le président Erdoğan semble percevoir ces jeunes comme des provocateurs. Toutefois, au lieu de les cibler directement, il concentre ses attaques sur le détenu İmamoğlu et le chef de l’opposition, Özgür Özel. Selon lui, les municipalités dirigées par l’opposition « ont rédigé le manuel de la corruption ».
Pour Erdoğan, la crise économique qui a suivi les troubles n’est pas l’expression d’un mouvement pour la justice, mais le fruit d’une opération de « cinquième colonne » — un mélange de propagande, d’espionnage, de sabotage ou de terrorisme.
Qu’est-ce que cela implique pour l’avenir politique d’Erdoğan ? Tout au long de sa carrière, il a intégré les institutions de l’État à son parti, s’est érigé en incarnation même de l’État, et a consolidé son pouvoir en démantelant de nombreux mouvements d’opposition. Mais cette fois, le défi est d’une autre nature. Il se heurte à des partis politiques, mais surtout à une foule mouvante, désabusée, qui ne reconnaît aucune autorité politique, ni du pouvoir ni de l’opposition.
Sauf élection anticipée, Erdoğan ne peut légalement briguer un nouveau mandat présidentiel en 2028. Depuis le référendum constitutionnel de 2007, la loi limite la présidence à deux mandats de cinq ans. Toutefois, une faille introduite lors du référendum de 2017 permet une troisième candidature si le Parlement convoque des élections anticipées à la majorité des 3/5 (au moins 360 députés) pendant le second mandat présidentiel. Or, l’AKP d’Erdoğan et son allié ultranationaliste le MHP ne disposent que de 319 sièges. Ils ont besoin du soutien du parti pro-kurde DEM. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’appel récent d’Abdullah Öcalan à la dissolution du PKK et à un cessez-le-feu.
Une manœuvre similaire a eu lieu en Russie en 2020, lorsque la constitution fut modifiée pour permettre à Vladimir Poutine de réinitialiser ses mandats et de rester au pouvoir jusqu’en 2036. La Turquie pourrait suivre le même chemin.
Mais, contrairement aux fois précédentes, Erdoğan est désormais confronté à une foule qui rejette à la fois le pouvoir en place et l’opposition. Une masse politisée qui conteste l’ensemble du système.
Cette situation rappelle les mots de la philosophe Ioanna Kuçuradi :
« La seule préoccupation de l’individu-mouton est de survivre en tant que membre du troupeau ; cet individu est passif et dénué de toute créativité. »
Aujourd’hui, c’est tout le contraire. Le troupeau est agité. Et pleinement éveillé.