La Commission européenne agite la menace d’une nouvelle taxe ciblant les géants du numérique. Face à la surtaxe douanière annoncée par Donald Trump contre les produits européens, Bruxelles envisage une riposte. Ursula von der Leyen, présidente de la Commission, propose de frapper les GAFAM au portefeuille en s’attaquant à leurs revenus publicitaires. Mais cette réponse divise. Pour certains, elle incarne une réaction attendue. Pour d’autres, elle masque une impuissance structurelle.
Le président américain a suspendu pour trois mois sa surtaxe de 20 % sur les produits européens, en échange de discussions. Mais Bruxelles se prépare à l’échec des négociations.
Dans une interview au Financial Times, Ursula von der Leyen évoque la possibilité d’une taxation directe des revenus publicitaires engrangés par les plateformes numériques américaines, dont la domination ne fait plus débat. Elle mentionne aussi un outil plus radical : l’« instrument anti-coercition », qui autoriserait le blocage d’investissements ou l’exclusion de certains acteurs des marchés publics européens.
Une taxe sur la publicité numérique : un réel rapport de force ?
La sénatrice centriste Catherine Morin-Desailly est d’accord avec cela d’après Public Sénat. Elle estime que s’attaquer aux recettes publicitaires frappe là où ça fait mal : au cœur du modèle économique des plateformes. « Ces entreprises se financent grâce à la publicité, sous couvert de services gratuits. En réalité, elles monopolisent presque tout le marché », insiste-t-elle. Google et Meta à eux seuls contrôlent près de 90 % du marché publicitaire numérique.
Dans le secteur publicitaire dans son ensemble, ces deux géants concentrent 60 % des revenus. « Nos entreprises européennes n’en récupèrent que des miettes », déplore la sénatrice. Elle appelle à cesser de se laisser écraser et réclame des actes.
Même si une taxe de ce type représenterait sans doute peu pour des entreprises aux chiffres d’affaires gigantesques, elle enverrait un message clair : l’Europe peut se défendre.
Un projet flou, une efficacité incertaine
Mais imposer une taxe ne suffit pas. Encore faut-il pouvoir l’appliquer, en fixer le taux, la durée, et anticiper les représailles.
Bernard Benhamou, secrétaire général de l’Institut de la souveraineté numérique, doute de la portée concrète de la mesure. Il montre bien l’absence de détails. Pour lui, réagir est indispensable, mais il s’inquiète d’une approche uniquement punitive. « Nous ne sommes pas la Suisse. Nous sommes 450 millions. Ne rien faire serait incompréhensible. Mais encore faut-il éviter les coups d’épée dans l’eau. »
Une taxation pourrait bien inciter Trump à défendre ouvertement les GAFAM. Ces entreprises jouent un rôle clé dans l’économie américaine et figurent parmi les donateurs majeurs des campagnes électorales. « Laisser entendre qu’il les laissera se faire sanctionner est politiquement risqué pour lui », ajoute-t-il. Bernard Benhamou voit cependant dans la proposition européenne un rappel utile : si l’Europe exporte des biens, elle reste dominée dans les services numériques. Un déséquilibre qui ne peut plus être ignoré.
L’impasse fiscale : une solution de surface ?
Ophélie Coelho, chercheuse à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), rejette l’idée d’une taxe comme levier efficace. Public Sénat révèle que pour elle, cette stratégie repose sur une illusion de pouvoir. « Ce n’est pas nous qui avons la main. En cas de taxe, ils peuvent très bien choisir de partir ou de répercuter les coûts sur les utilisateurs. Ce n’est jamais eux qui paient au final. » Elle rappelle que les GAFAM ne souffrent pas de l’absence de concurrence. Ce sont des monopoles. Ils peuvent donc imposer leurs règles. « Tant qu’on dépend d’eux, on n’a aucun moyen réel de les contraindre. »
La chercheuse ne croit pas à la sanction. Elle mise sur l’indépendance. « Il faut cesser de courir derrière des sanctions inapplicables et investir dans nos propres solutions numériques. Tant qu’on n’aura pas d’alternatives viables, les GAFAM continueront à dicter leurs lois. » Et elle insiste : « Ce n’est pas en construisant un équivalent européen de Google ou Facebook qu’on sortira de cette impasse. Il faut répondre aux besoins réels : hébergement, messagerie, outils pour les écoles, les hôpitaux, les entreprises. Tout ce que l’on utilise chaque jour sans le voir. »
Produire plutôt que punir
Catherine Morin-Desailly rejoint ce constat. Pour elle, il ne suffit pas de frapper les géants américains, il faut bâtir autre chose. « Les plateformes américaines ont grandi parce que nous avons laissé faire. Il faut maintenant créer d’autres outils, avec d’autres logiques. »
Elle évoque l’IA générative et les agents conversationnels comme champs à explorer. Pas pour reproduire ce qui existe déjà, mais pour proposer d’autres usages, adaptés aux besoins européens.
Bernard Benhamou appuie : sans stratégie industrielle, toute régulation est vouée à l’échec. Les plateformes trouveront toujours le moyen de contourner les règles. « Le problème n’est pas économique, il est politique. Ce sont nos marges de manœuvre qui disparaissent. »
Un cap flou et des priorités mal définies
Mais pourquoi l’Europe peine-t-elle à développer ses propres outils numériques ? Pour Ophélie Coelho, la réponse est simple : les décideurs ne regardent pas au bon endroit. Ils rêvent de créer le prochain OpenAI, alors que l’enjeu est ailleurs. « Si ChatGPT disparaît demain, ce n’est pas dramatique. Mais si on coupe Google Drive ou Amazon Web Services, une grande partie de notre administration est paralysée. Ce sont ces dépendances invisibles qu’il faut traiter en priorité. »
Elle fustige une obsession pour le spectaculaire. « Les solutions existent, mais elles ne font pas rêver les politiques. Un bon logiciel de bureautique, un cloud sécurisé, une messagerie fonctionnelle… Ce n’est pas sexy. Pourtant, c’est vital. »