Vous ne le connaissez peut-être pas, mais Sergei Diaghilev était un véritable monument des arts parisiens. Ce visionnaire russe s’est imposé au XXème siècle à Paris comme un personnage intimidant et imposant, et qui a réussi à organiser des collaborations très importantes, avec Coco Chanel ou Claude Debussy par exemple, ce qui a radicalement modifié notre vision française du ballet, de la mode et de la musique.
Anna Levina, guide historique à St Petersbourg, nous éclaire sur ce personnage mythique.
La vision de Sergei Diaghilev, celle d’un art qui rayonne comme un soleil
Le parcours de Sergei Diaghilev débute avec une ambition presque impérialiste : faire rayonner l’art russe au-delà des frontières nationales. Son premier grand projet prend racine dans un soutien inattendu mais décisif, qui va marquer le début de sa carrière de promoteur de la culture russe à l’international.
À cette époque, Valentin Serov, peintre renommé et ami proche de Diaghilev, travaille sur un portrait de Nicolas II. C’est dans ce cadre que, selon Anna Levina, Serov aurait glissé quelques mots en faveur de son ami :
« Évidemment, Valentin Serov a promu Diaghilev lorsqu’il était en train de peindre un portrait de Nicolas II. Nicolas II était d’accord. »
Si l’on ne peut pas l’affirmer de manière absolue, on suppose que le tsar aurait mis à disposition une partie de ses fonds privés pour soutenir le projet de Diaghilev, un soutien financier qui permet alors au jeune visionnaire de lancer un des projets les plus importants de sa carrière. Il fonde ainsi la revue Mir Iskusstva (Le Monde de l’Art), un journal destiné à défendre l’art russe moderne, tout en valorisant une vision nouvelle de la culture nationale, éloignée des traditions classiques et des courants académiques dominants.
Le but de Diaghilev était de réintroduire l’art russe dans les grandes sphères artistiques européennes, mais d’une manière avant-gardiste, en créeant une forme d’art plus libre et expérimentale. Ce projet visait à rapprocher la Russie des courants artistiques européens tout en collaborant avec des créateurs qui s’éloignaient des attentes conservatrices de la société pétersbourgeoise. Comme le précise Levina :
« Après ça, il y a eu un autre projet auquel il s’intéressait. Il s’agissait d’art russe, mais pas du tout impressionnant, comme l’art contemporain. C’était très différent. »
Cet « art contemporain », souvent vu comme une forme d’art radical, suscite alors un grand mécontentement chez l’élite pétersbourgeoise, qui préfère l’art académique et les formes classiques. Diaghilev, lui, s’intéresse à un art plus moderne, moins conventionnel, qu’il désire faire connaître au reste du monde, notamment en France, où il percevra un terrain fertile pour l’épanouissement de sa vision artistique.
De plus, Valentin Serov, tout en soutenant Diaghilev, est un acteur de ce mouvement et crée des ponts entre les milieux artistiques de Saint-Pétersbourg et de l’Europe. Diaghilev, quant à lui, n’était pas un homme issu de l’élite et venait de l’arrière-pays russe, loin des grandes métropoles et de l’intelligentsia pétersbourgeoise, ce qui fait de lui un « outsider ». Comme le souligne Levina :
« Diaghilev ne venait pas de Saint-Pétersbourg. Il venait d’une zone plutôt rurale. »
Cet aspect de son identité lui permet de voir au-delà des clivages sociaux et intellectuels de son époque. Diaghilev était conscient du regard condescendant porté par les élites de Saint-Pétersbourg envers les autres régions russes, mais il savait que l’élite n’était pas le seul public valable :
« Les gens de Saint-Pétersbourg croient qu’ils sont supérieurs. Beaucoup d’entre eux croient que le capitalisme est à Saint-Pétersbourg. »
En dépit de ces préjugés, Diaghilev pressent un potentiel inexploré dans le reste de la Russie. Il perçoit que l’art russe a de la valeur à l’international, et plus précisément, il identifie des opportunités en Europe, et notamment à Paris, un lieu où il pourra présenter ses artistes et ses idées. Il voit aussi l’intérêt d’attirer un public plus large et plus diversifié, loin de l’idéalisme étroit des cercles artistiques russes, mais aussi conscient des potentiels économiques qui s’offrent à lui.
« Il savait qu’il y avait beaucoup de potentiel dans l’audience et de l’argent dans le pays. »
Ce regard avant-gardiste sur la scène artistique mondiale est le ferment d’une révolution artistique, qui allait bientôt transformer la scène culturelle européenne grâce à ses ballets et ses créations visuelles.
Le coup d’éclat d’une exposition inédite
À ce moment clé de sa carrière, Diaghilev reçoit le soutien d’un allié influent, qui va ouvrir devant lui des portes insoupçonnées : le grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch Romanov. Bien plus qu’un membre de la famille impériale, ce dernier est un historien passionné, un érudit fasciné par l’héritage artistique et culturel de la Russie. Son appui ne se limite pas aux encouragements :
« Michailovitch lui donna beaucoup d’argent et ouvrit les portes à tous les États du pays et à toute la richesse de la Russie. »
Grâce à cette protection, Diaghilev accède à des trésors artistiques jalousement gardés, notamment des collections privées appartenant aux grandes familles aristocratiques. Il découvre ainsi des portraits de nobles et de figures impériales, enfouis dans les salons feutrés des palais et rarement exposés au public. Comme l’explique Anna Levina :
« Il permettait à Diaghilev de rencontrer ces familles et d’admirer les portraits de leurs membres, habituellement conservés dans leurs demeures et peu exposés au public »
Fasciné par cet héritage visuel oublié, Diaghilev voit immédiatement le potentiel d’une grande exposition. Il ne se contente pas de contempler ces œuvres : il entreprend un véritable voyage à travers la Russie, collectant les portraits officiels et familiaux des grandes lignées du pays. Son objectif ? Révéler au monde entier l’ampleur et la richesse de l’art du portrait russe, en organisant une exposition ambitieuse qui marquera les esprits.
Une exposition historique au palais impérial
L’exposition voit le jour en 1905 dans un cadre somptueux : le Palais de Tauride, un édifice majestueux à Saint-Pétersbourg qui confère à l’événement un prestige incontestable. Le choix du lieu est stratégique : Diaghilev ne se contente pas d’organiser une simple rétrospective artistique, il veut éblouir, impressionner, frapper les esprits. Pour la première fois, le grand public découvre ces œuvres méconnues, jusque-là réservées aux cercles aristocratiques.
« C’était une sensation et cela lui a donné 100% de positifs du côté des critiques professionnels. »
Malgré son ampleur et son caractère inédit, l’exposition ne suscite pas immédiatement l’enthousiasme escompté du côté du public. Le public russe, sans doute encore peu habitué à ce genre d’initiatives, reste réservé :
« Ce n’était pas une réussite incroyable. »
Mais loin de se laisser décourager, Diaghilev voit plus grand. Il décide alors d’exporter son exposition à l’étranger, persuadé que l’Europe, et surtout Paris, saura mieux apprécier son travail de mise en scène de l’art russe.
Une première reconnaissance internationale
Avec une détermination sans faille, Diaghilev emmène son exposition hors des frontières russes en 1906. À Helsinki, il présente une version plus réduite, mais toujours axée sur l’art russe.
Après quoi, il l’emmène à Paris, au Petit Palais. Là, c’était une exposition spécifique sur le portrait russe, avec une sélection plus ciblée d’œuvres, notamment des portraits de la noblesse et des tsars, pour faire découvrir aux Parisiens l’art russe sous un angle prestigieux.
À mesure qu’elle voyage, l’exposition gagne en notoriété et commence à séduire les cercles artistiques européens. À Paris, elle suscite l’intérêt des critiques et du public et devient le tournant tant espéré dans la carrière de Diaghilev.
« Il a donc emmené cette exhibition en Finlande, à Paris, et c’était son premier succès international. »
Ce premier coup d’éclat lui ouvre les portes d’une aventure encore plus ambitieuse : la conquête artistique de l’Europe, qui atteindra son apogée avec les Ballets russes.
Innover ou disparaître : Diaghilev et ses Ballets russes
Lorsque Serge de Diaghilev réalisa que les expositions seules ne suffiraient pas à captiver l’Europe, il se tourna vers une forme d’expression qui allait révolutionner la scène artistique : le ballet. À Paris, où le ballet classique était une institution réputée mais figée dans des traditions rigides, il voit l’opportunité d’innover. C’est ainsi qu’il fonda les Ballets russes, une compagnie qui donnerait un “lifting” au visage de la danse moderne.
Diaghilev s’entoura de talents exceptionnels. Il fit appel au chorégraphe Michel Fokine, au compositeur Igor Stravinsky, et aux danseurs légendaires Anna Pavlova et Vaslav Nijinsky. L’une des premières grandes créations, “L’Oiseau de feu” (1910), fusionna une musique moderne, une chorégraphie expressive et des décors signés par l’artiste Léon Bakst. Le succès est assez immédiat.
Mais c’est “Le Sacre du printemps” (1913) qui secoue violemment le public parisien. Avec une musique dissonante de Stravinsky et une chorégraphie primitive et radicale de Nijinsky, la première représentation provoqua un véritable scandale. Diaghilev, loin d’être inquiété par cette réaction, s’en réjouit : “Cela signifie que nous avons fait quelque chose de nouveau !”
La guerre de 1914-1918 oblige les Ballets russes à se réinventer. Diaghilev, toujours visionnaire, s’associe à de nouveaux talents comme le chorégraphe Léonide Massine et les artistes Pablo Picasso et Henri Matisse pour réaliser des décors et costumes qui vont au-delà du conventionnel.
Les années 1920 furent une période de triomphe artistique mais aussi de difficultés financières importantes. Diaghilev dépendait de riches mécènes et de soutiens aristocratiques pour financer ses productions et dut sans cesse réinventer et retravailler ses spectacles pour maintenir l’intérêt du public.
En 1929, alors que les Ballets russes préparent une nouvelle saison, Diaghilev tombe gravement malade. Loin de son pays natal, sans soutien institutionnel stable, il meurt à Venise, laissant un vide immense dans le monde de la danse et de l’art en général.
Les Ballets russes ont inspiré des générations de chorégraphes et de danseurs, influencé l’esthétique du XXe siècle et ouvert la voie à une nouvelle conception du spectacle vivant. Comme l’affirme Anna Levina : “Diaghilev savait qu’il devait créer quelque chose de nouveau chaque saison.“.
Ce besoin de renouveau a façonné le monde de l’art à jamais : Non, on ne se contentera plus de suivre les règles sans innover, sans renaître de nos cendres, sans poser de questions.