Cela commence souvent par un petit achat anodin, une récompense après une journée éprouvante, une manière de se remonter le moral. Puis les sacs s’accumulent, les colis s’entassent devant la porte, et l’on se surprend à redouter le relevé bancaire autant que les remarques d’un proche. Derrière ce qui peut ressembler à un simple comportement un peu trop enthousiaste vis-à-vis du shopping se cache parfois un trouble bien plus profond, avec des répercussions durables sur la santé mentale et la stabilité financière.
Un comportement qui dépasse la simple impulsivité
Certaines personnes, souvent qualifiées de « grandes dépensières », conservent malgré tout un certain contrôle sur leurs finances : elles peuvent céder à une envie ponctuelle, mais sans que cela ne compromette durablement leur quotidien. En revanche, pour d’autres, l’achat devient une nécessité psychologique irrépressible. On parle alors de comportement compulsif.
Ce trouble, que les professionnels désignent par le terme d’oniomanie, appartient à la même famille que les dépendances aux jeux ou aux substances. Ce n’est pas la quantité de dépenses qui pose problème, mais la manière dont elles s’inscrivent dans le fonctionnement psychique de la personne. L’achat n’est plus un acte parmi d’autres, il devient central, souvent au prix de dettes, de conflits familiaux, ou d’un isolement croissant.
Selon Cédric d’Epagnier, psychologue et psychothérapeute à la Fondation Phénix à Genève, le signe le plus révélateur de cette dépendance n’est pas la fréquence des achats, mais l’impossibilité de s’en abstenir malgré les promesses faites à soi-même ou aux autres. Il décrit un engrenage dans lequel les achats n’apportent qu’un soulagement temporaire, vite effacé par la culpabilité et la honte, que la personne tente ensuite d’apaiser par de nouveaux achats. Ce cycle, profondément ancré, peut durer des années.
Quand nos achats perdent leur sens
Un élément frappant dans les récits de personnes concernées par l’oniomanie, c’est que les objets achetés restent souvent inutilisés. Ils sont entassés dans des placards, parfois encore emballés, comme s’ils avaient été acquis non pour être utilisés mais pour satisfaire un besoin fugace et intangible. D’Epagnier évoque ainsi des armoires pleines d’articles de mode jamais portés, des appareils électroniques toujours sous cellophane, ou des objets redondants que la personne possède déjà en plusieurs exemplaires.
Ce comportement révèle que ce n’est pas tant le contenu du sac que l’acte d’achat lui-même qui procure l’illusion d’un apaisement. L’anticipation du plaisir prend le pas sur l’usage réel du produit. Acheter devient un mécanisme de régulation émotionnelle, une tentative désespérée de calmer l’anxiété, de remplir un vide, ou d’échapper à des émotions jugées trop douloureuses.
Loin d’être un simple caprice ou une faiblesse de caractère, ce trouble repose souvent sur des fragilités psychologiques. Une estime de soi fragile, une peur constante du rejet, ou une difficulté à gérer les contrariétés peuvent en être le terreau. Certaines personnes trouvent dans la possession d’objets une forme de compensation à des blessures plus anciennes, à des manques affectifs, ou à une insécurité profonde.
La pression sociale joue aussi un rôle important. Dans un monde saturé d’images valorisant la réussite matérielle et la perfection visuelle, il devient difficile de ne pas succomber à l’illusion que notre valeur passe par ce que nous possédons. Les réseaux sociaux renforcent cette spirale : chaque défilé d’objets désirables, chaque influenceuse posant avec un énième gadget présenté comme incontournable, nourrit l’idée que l’on manque de quelque chose, que l’on est « en retard » sur les autres.
Cependant, comme le dit d’Epagnier, les personnes souffrant d’achats compulsifs n’ont pas besoin de ces incitations pour agir. Leur comportement s’ancre dans un besoin bien plus profond, qui dépasse largement la tentation passagère. Les plateformes en ligne, les publicités personnalisées ou les options de paiement différé ne font que rendre ce comportement plus facile à mettre en œuvre.
Le chemin vers la reprise en main
Sortir de l’oniomanie ne se résume pas à une décision de volonté. Pour beaucoup, il s’agit d’un parcours long, semé d’embûches, qui demande de déconstruire des schémas ancrés depuis longtemps. La première étape consiste à reconnaître qu’un problème existe. Ce n’est pas toujours évident, surtout lorsque l’entourage banalise le comportement, ou au contraire, le juge sévèrement.
Dans sa pratique, Cédric d’Epagnier recommande une approche thérapeutique fondée sur les thérapies cognitivo-comportementales. Celles-ci visent à identifier les déclencheurs émotionnels et cognitifs des achats, à remettre en question les pensées automatiques qui les accompagnent, et à proposer des alternatives plus saines pour gérer le stress ou l’ennui. Bien que cette méthode soit la plus couramment utilisée, il arrive que des traitements médicamenteux soient envisagés dans certains cas, notamment lorsque l’oniomanie est liée à un trouble anxieux ou dépressif.
Il est parfois aussi nécessaire de se faire accompagner sur le plan financier. Des structures spécialisées proposent des plans de désendettement adaptés, permettant de retrouver un minimum de stabilité et de limiter les dégâts. La Fondation genevoise de Désendettement accompagne les personnes en grande difficulté pour réorganiser leur budget, renégocier certaines dettes, ou mettre en place un cadre plus rigide autour de leurs finances.
Comment freiner l’impulsion
Si vous vous sentez concerné·e par ces comportements, même de manière légère ou ponctuelle, il est possible d’adopter des mesures concrètes pour prévenir les excès. L’une des plus simples est de s’imposer un délai avant chaque achat. Attendre quelques jours, voire une semaine, permet souvent de faire retomber l’enthousiasme initial et de réaliser que l’objet en question n’a, en réalité, rien d’indispensable.
Il peut également être utile de se fixer des objectifs à plus long terme. Prévoir un voyage, épargner pour un projet qui vous tient à cœur, ou simplement se créer un matelas de sécurité permet de redonner du sens à l’argent que l’on gagne et d’en faire un outil au service de ses aspirations profondes plutôt qu’un vecteur de gratification immédiate.
Diminuer les moyens de paiement disponibles constitue un autre levier utile. Ranger sa carte de crédit, limiter ses accès à certaines plateformes de vente, ou encore supprimer les applications d’achat compulsif de son téléphone peuvent suffire à réduire la fréquence des achats. Le simple fait de devoir effectuer une étape supplémentaire avant de payer suffit souvent à freiner l’élan.
Enfin, il ne faut pas hésiter à parler de ses difficultés. L’oniomanie reste un sujet tabou, souvent associé à une forme de honte ou de culpabilité, mais c’est justement en brisant le silence que l’on peut espérer en sortir. Un thérapeute pourra vous aider à mieux comprendre les ressorts de votre comportement, à renforcer votre estime de vous, et à trouver d’autres manières de prendre soin de vous.
Acheter pour exister? Une illusion coûteuse
Il est humain de vouloir se faire plaisir. Offrir un peu de légèreté à son quotidien, s’entourer de jolies choses, ne devrait pas être perçu comme un défaut. Mais lorsque ce plaisir devient une béquille indispensable, lorsque le contenu des sacs remplit un vide que rien d’autre ne semble combler, il est temps de s’interroger.
Derrière chaque achat compulsif se cache une histoire, souvent marquée par le doute, la fatigue émotionnelle ou le besoin d’être reconnu. Il ne s’agit pas d’un caprice, ni d’un simple manque de rigueur budgétaire. C’est un signal d’alarme. Et comme pour toute souffrance psychologique, il existe des moyens de se faire aider, de reprendre le contrôle, et de redéfinir son rapport à soi – au-delà de ce que l’on possède.