Le « miracle » du néolibéralisme ? De la croissance pour les riches, une précarité généralisée pour les travailleurs ubérisés ! Le mythe de la croissance sous Reagan a nourri l’inégalité actuelle, mais qui s’en préoccupe ?
Sont alors apparus des « héros » comme Musk et Trump — des croisés anti-État, pourtant largement financés par des subventions publiques ! Les banques publiques ? « Inefficaces. » Les dépenses sociales ? « Du gaspillage. » L’égalité ? « Du socialisme ! » Quant à l’inégalité générée par la mondialisation ? Pure fiction — selon eux, la Chine et l’Inde auraient « sauvé » des millions de personnes !
Dans le capitalisme, tout le monde ne gagne pas — demandez donc au cochon dans The Jungle : « Ils utilisent tout, sauf le cri. » Cette phrase brève mais saisissante résume la manière dont le système capitaliste exploite tout dans sa course effrénée au profit. Le siècle qui a suivi a montré que ce n’est pas seulement la soif de profit qui s’est exacerbée dans les dynamiques américaines et mondiales, mais aussi les inégalités de revenus.
Le World Inequality Lab (WIL), un centre de recherche sur les inégalités et la justice sociale, a publié en 2022 un rapport révélant que des pays comme les États-Unis, la Russie et l’Inde ont connu des hausses spectaculaires des inégalités. Parmi les pays à hauts revenus, les États-Unis figurent parmi ceux où les écarts sont les plus marqués.
Pour Le Parisien Matin, j’ai rencontré un expert qui avait anticipé depuis longtemps l’éclatement des bulles financières. Le professeur James K. Galbraith, qui dirige aujourd’hui le Inequality Project à l’Université du Texas, est l’un des économistes qui réfléchissent le plus sérieusement aux questions d’inégalité.
Avec lui, nous avons évoqué Trump 2.0, Elon Musk et les fameuses guerres commerciales. Dans une époque où la politique intérieure, les relations internationales, la finance et l’économie ne cessent de s’entremêler, échanger avec le professeur Galbraith était essentiel pour comprendre les mutations en cours.
En gardant à l’esprit la pensée de Georges Politzer — « Les changements historiques naissent des contradictions. » — nous avons débuté notre conversation en revisitant le passé pour mieux comprendre le présent.
Finance, technologie et inégalités : la nouvelle trilogie du XXIᵉ siècle ?
J’ai rappelé au professeur Galbraith un nom qu’il serait, je pense, heureux de se remémorer : celui de l’économiste Simon Kuznets, lauréat du prix Nobel d’économie en 1971. Kuznets est surtout connu pour la courbe de Kuznets, une théorie selon laquelle l’inégalité des revenus augmente dans les premières phases du développement économique, puis diminue après un certain seuil de croissance atteint.
Kuznets avait souligné qu’une hausse du revenu national ne garantissait pas nécessairement une amélioration du bien-être collectif, insistant sur l’importance de la qualité de la croissance économique. L’inégalité persiste lorsque la croissance profite aux capitaux mais contourne les travailleurs et la société dans son ensemble.
Comment Galbraith évalue-t-il alors le fait que de nombreux pays — tels que les États-Unis, la Chine, l’Allemagne, l’Inde, et même la Turquie — continuent de privilégier la croissance économique au détriment de l’égalité sociale ?
Galbraith affirme que nous sommes confrontés à un système ayant perdu sa capacité à améliorer le bien-être collectif, et que ce phénomène est désormais mondial. Il reconnaît que la courbe de Kuznets, introduite en 1955, reposait sur une intuition fondamentale, mais rappelle que la mondialisation n’était pas un facteur déterminant à cette époque. Ramener la discussion à aujourd’hui lui permet de préciser :
« Que se passe-t-il si l’on considère la mondialisation actuelle ? L’inégalité a atteint son pic au début des années 2000, avant de commencer à diminuer. Aux États-Unis, ce sont la finance et la technologie qui ont alimenté ce cycle. L’inégalité augmente rapidement lors des bulles boursières et des booms technologiques. Mais cela ne signifie pas que l’ensemble du pays en profite.
Par exemple, durant l’essor d’internet dans les années 1990, la montée des inégalités aux États-Unis se concentrait principalement dans cinq régions : New York (Wall Street, Manhattan), trois régions du nord de la Californie (la Silicon Valley) et l’État de Washington (où se trouve Microsoft).
Cela montre que l’explosion des inégalités était sectorielle. Oui, Kuznets fut l’un des économistes les plus influents de son temps, mais s’il était vivant aujourd’hui, il verrait ce que nous voyons. »
Pour rendre cette question complexe plus concrète, le professeur Galbraith propose une analogie entre les inégalités et la tension artérielle :
« Si vous constatez que votre tension artérielle augmente, que pensez-vous ? Ou si la température d’un réacteur s’élève, quelle est votre réaction ? Que faites-vous si la température et la pression montent dans le moteur de votre voiture ? Vous vous dites sans doute : Je me sens mal maintenant, mais cela risque d’entraîner un problème bien plus grave plus tard. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’inégalité. »
Des bulles financières et un risque imminent d’effondrement
Qu’en est-il des bulles boursières, des emballements spéculatifs et des technologies émergentes ? Ne conduisent-ils pas à des valorisations excessives du capital ? Galbraith reconnaît que de tels phénomènes peuvent parfois faire reculer le chômage et donner une impression temporaire de prospérité, mais cela ne signifie pas pour autant qu’une crise ne se profile pas à l’horizon. Les indicateurs américains peuvent être en hausse, tout en masquant une instabilité beaucoup plus profonde.
Dans son ouvrage The Predator State, publié peu avant la crise financière mondiale de 2008, le professeur Galbraith soutenait que les politiques néolibérales de libre marché aux États-Unis avaient échoué et n’étaient plus défendables. Dans Inequality and Instability (2012), il mettait en lumière le lien direct entre les bulles financières spéculatives et l’augmentation des inégalités de revenus.
Y a-t-il donc un risque de voir surgir une nouvelle crise mondiale semblable à celle de 2008 ?
Galbraith répond :
« D’une manière générale, ce risque existe toujours. Les mesures des inégalités suivent en général les mouvements des prix des actifs, les fluctuations des marchés boursiers et les variations du marché immobilier, car ces éléments reflètent les revenus extrêmement volatils au sommet de la structure économique.»
Il rappelle qu’au moment du lancement de DeepSeek, une entreprise basée en Chine, une valeur boursière de 500 milliards de dollars a été effacée en seulement quelques heures. Un avertissement, selon lui, qui montre clairement que nous faisons face à de nombreux risques financiers nouveaux… et inévitables.
La tronçonneuse bureaucratique de Musk : réduire l’État à néant
L’État prédateur persiste, enrichissant les grandes entreprises tandis que le mythe du libre marché continue de dominer. Voici Trump, l’homme de l’imprévisibilité, de retour sur la scène. À ses côtés : Musk, qui, grâce à quelques “coups de génie” informatiques, avait jadis poussé Trump à lui manger dans la main. L’un prétend reconstruire l’État, l’autre cherche à le réduire drastiquement et à le livrer au secteur privé. Pourtant, tous deux restent fidèles au dogme de Milton Friedman : le marché avant tout.
Musk a manipulé les cours boursiers via le pouvoir des réseaux sociaux, a fait prospérer des entreprises comme Tesla et SpaceX principalement grâce à des subventions publiques, et a transformé des fonds publics en richesse privée. Quant à Trump, il est célèbre pour avoir esquivé l’impôt et fait sombrer plusieurs entreprises. Peut-on alors considérer ces deux figures influentes comme des acteurs de prédation au sein de la nomenklatura américaine ?
Galbraith évite une réponse directe, mais souligne les divisions internes au sein de la nouvelle administration :
« Il n’est pas clair que Musk ait la bonne approche. Il pense qu’en taillant et en affaiblissant le système administratif fédéral, tout s’améliorera. Mais quel en serait le résultat ? Honnêtement, je n’en sais rien.
Un gouvernement bien géré ne signifie pas un gouvernement minuscule et sous-financé. Un gouvernement efficace fournit des services, prend des décisions, et maintient ses compétences de manière indépendante du secteur privé.
Par ailleurs, je ne crois pas qu’une poignée de milliardaires de la tech ou de lobbyistes d’entreprise, avides d’échapper à toute régulation, soient capables de gérer ce processus. »
Ce que décrit Galbraith peut être vu comme la dernière mutation du néolibéralisme. Il propose ce cadre pour distinguer le mythe de l’État minimal de la réalité d’un État efficace.
Le socialisme aux États-Unis : pas aujourd’hui, mais un jour ?
Économiste ayant construit sa carrière en marge du courant dominant américain, et ancien directeur du Comité économique mixte du Congrès américain, le professeur James Galbraith est reconnu pour sa capacité à dévoiler les contradictions du discours néolibéral. Cela amène naturellement à une question aussi inévitable que récurrente :
« Les banques publiques pourraient-elles un jour servir l’intérêt général aux États-Unis, marquant un tournant par rapport au capitalisme financiarisé — voire une rupture plus profonde avec le capitalisme lui-même ? Et, en regardant plus loin, le socialisme pourrait-il émerger d’ici un siècle ? »
Galbraith balaie les étiquettes comme étant sans véritable sens, rappelant que, des années 1930 aux années 1950, l’allocation du capital aux États-Unis était en grande partie contrôlée par des institutions publiques sous l’ère du New Deal. Il partage ensuite une anecdote personnelle :
« J’ai entendu quelque chose de similaire directement de la part de la présidente de la FDIC (Federal Deposit Insurance Corporation) en 2008. Lors de la crise financière, la même option a été envisagée. Il existe un précédent historique aux États-Unis : lorsqu’une crise est suffisamment grave, on ne crée pas forcément une nouvelle banque publique.
À la place, une structure de gouvernance alternative est mise en place pour orienter différemment les banques existantes. Ce processus peut être conduit via la Réserve fédérale, comme l’avait fait la Reconstruction Finance Corporation.
Alors, serait-ce du socialisme, un retour au New Deal, ou simplement une réponse pragmatique à l’effondrement d’une structure financière insoutenable ? Cela dépend de votre interprétation — mais là n’est pas l’essentiel. »
Tarifs douaniers, énergie et industrie : Trump cherche-t-il à piéger l’Allemagne ?
La stratégie de Trump va bien au-delà des tarifs douaniers : elle englobe aussi des politiques énergétiques, des relocalisations industrielles et des changements réglementaires qui pourraient redessiner l’avenir économique de l’Allemagne. Les droits de douane sont devenus son arme de prédilection, même si celle-ci manque souvent de véritable pouvoir de frappe. Chine, Mexique, Canada — alliés comme adversaires — ont tous été menacés sous divers prétextes, allant du trafic de fentanyl à l’immigration. Mais sa véritable cible ne serait-elle pas l’Europe — et plus précisément l’Allemagne ?
Les États-Unis ont un taux de syndicalisation plus bas, et, dans le jargon capitaliste, les coûts du travail y sont plus « flexibles » pour les employeurs — en d’autres termes, les salaires sont plus bas et les conditions de travail plus favorables aux entreprises. En brandissant la menace des tarifs et des sanctions, Trump cherche-t-il à transformer les États-Unis en pôle industriel attractif pour les industries européennes ?
Le professeur James Galbraith explique que Trump s’écarte de l’Europe sur des enjeux fondamentaux et met en lumière des contradictions majeures dans la politique de sécurité. Il précise que le problème ne se limite pas aux droits de douane.
« Trump poursuit une politique visant à encourager autant d’industries européennes et allemandes que possible à se relocaliser en Amérique du Nord et aux États-Unis.
Ce n’est pas seulement une question de tarifs douaniers — cela concerne aussi les taux d’intérêt, les coûts du travail, la réglementation, et surtout les prix de l’énergie. Ces derniers sont l’un des facteurs principaux du déclin industriel de l’Allemagne.
Ce changement est en cours. Les dirigeants européens doivent en prendre conscience, car cela pourrait avoir un impact sérieux sur la rationalité de leurs politiques économiques et sécuritaires. »
La fuite industrielle de l’Allemagne, l’érosion sociale de la France
Selon Galbraith, l’Allemagne s’est sabordée économiquement et industriellement en coupant l’accès à des « sources d’énergie stables et viables » et en imposant un « frein à l’endettement » qui a paralysé les investissements dans les infrastructures. Résultat : les industriels allemands ferment des sites devenus non rentables et cherchent des marchés « plus compétitifs » — certains étant même prêts à retourner en Russie, « si les Russes acceptent de les reprendre ».
Pendant ce temps, en France, les politiques d’austérité de Macron, notamment les coupes dans les retraites et la réduction des dépenses sociales, alimentent la colère populaire, tout comme la désindustrialisation fragilise l’Allemagne. Galbraith établit un parallèle avec la Grande-Bretagne sous Thatcher et avertit :
« Si la France pense pouvoir retrouver sa gloire, elle ferait bien de regarder le Royaume-Uni. »
Il estime que privilégier la discipline budgétaire au détriment de la stabilité sociale conduit inévitablement à un déclin à long terme.
« Les États-Unis ne dirigent plus le monde » – Une réévaluation
Je rappelle à Galbraith ses propos de 2022, lorsqu’il affirmait que « les États-Unis ne dirigent plus le monde » et qu’ils devaient « se reconstruire sur le front intérieur ». Il reconnaît à quel point les événements évoluent rapidement, soulignant qu’il craignait autrefois que les tensions en Ukraine ne déclenchent une catastrophe et une crise de crédit, mais qu’aujourd’hui, simplement éviter la catastrophe est déjà une victoire. Toutefois, il avertit que la véritable incertitude réside désormais « dans le Pacifique et dans les relations avec la Chine ».
Un monde au bord du gouffre : la vision de Galbraith sur les bouleversements et les réalignements
En résumé, Galbraith dresse le tableau d’un ordre mondial instable. Les États-Unis doivent restructurer leur économie pour éviter un déclin plus profond. Parallèlement, il met en lumière certaines réalités : les inégalités régionales croissantes à l’intérieur même des États-Unis, les secteurs financiers et technologiques qui alimentent une nouvelle vague de disparités économiques à l’échelle mondiale, et la menace imminente d’une crise économique mondiale. Galbraith suggère que, dans une période aussi turbulente, un puissant système bancaire public pourrait renaître.
Les contradictions nourrissent la transformation. Aujourd’hui, ces contradictions ne sont plus théoriques ; elles ébranlent les fondations mêmes de l’ordre mondial. Une question demeure : que surgira-t-il de cette rupture ?