« As You Like It », écrit vers la toute fin du XVIe siècle, est une œuvre exubérante, et pourtant profondément traversée par une lucidité sur l’amour, l’illusion, le vieillissement, et la création théâtrale elle-même.
C’est l’une des pièces les plus riches et emblématiques de Shakespeare, parce que nous nous retrouvons à la croisée de ses grandes comédies de jeunesse et des œuvres plus sombres et monumentales à venir.
Cette comédie qui résume tout Shakespeare
Todd Borlik, chercheur à l’université Purdue et spécialiste de la littérature élisabéthaine, s’apprête à publier une édition annotée de As You Like It (Comme il vous plaira), dans le cadre d’un projet plus vaste consacré aux œuvres de Shakespeare. Interrogé sur l’état d’avancement de cette édition, il répond avec humour :
« Nous n’avons pas encore publié Twelfth Night, mais il nous reste encore trois Twelfth Night à faire dans cette série donc ça ira. Peut-être en 2026. Oui, 2026 peut-être, tout le monde revient nous voir à ce moment-là. »
Cette légèreté initiale contraste avec ses observations, beaucoup plus riches. Borlik affirme que As You Like It est l’une des comédies les plus aimées du public, et que ce n’est pas un hasard. Elle contient tous les éléments qui caractérisent le théâtre de Shakespeare à son sommet : une héroïne déguisée en homme, une forêt où les personnages se retrouvent et se transforment, un intellectuel mélancolique, un bouffon sarcastique.
« C’est vraiment le tout-en-un. C’est une pièce que Shakespeare écrit à la toute fin du XVIe siècle. C’est une sorte de point d’équilibre dans sa carrière. Elle résume tous les accomplissements de ses comédies des années 1590, la première phase de sa carrière, et elle annonce aussi les grandes tragédies qu’il va écrire dans la décennie suivante. »
En d’autres termes, As You Like It n’est pas seulement une comédie réussie : c’est peut-être la pièce la plus représentative de tout le théâtre shakespearien. Elle fait dialoguer plusieurs autres œuvres, comme Le Conte d’hiver ou Hamlet,et y intègre de petits rappels. Et comme souvent, Shakespeare ne part pas de rien :
« Shakespeare adapte une histoire, c’est la première chose que les lecteurs devraient savoir. Comme pour la majorité de ses pièces, il ne part pas d’une page blanche. Il s’inspire d’une œuvre très populaire de Thomas Lodge intitulée Rosalynde. »
La complexité qui anime Shakespeare, nous la retrouvons dans les personnages
il ne se contente pas de transposer ce récit à la scène : il y ajoute deux personnages fondamentaux qui n’existaient pas dans le texte original.
« Deux des choses que Shakespeare fait pour modifier l’histoire, c’est d’introduire deux personnages : Jaques, l’intellectuel mélancolique, et Touchstone, le bouffon cynique et exubérant. Ces deux types servent en quelque sorte de galerie de commentateurs, qui commentent l’histoire d’amour depuis la marge. Cela crée une forme de détachement. Cela permet à Shakespeare de regarder l’amour avec un regard plus clinique, et d’en montrer différentes perspectives. »
La pièce est traversée par ce double mouvement : d’un côté, une énergie juvénile débordante, de l’autre une conscience plus mûre, un recul critique qui vient avec l’âge.
« C’est une comédie pleine de cette énergie jeune, mais écrite par un dramaturge qui a déjà le sentiment d’être entré dans l’âge mûr. Ce léger décalage introduit un élément de détachement et d’intellect dans une comédie qui déborde pourtant de vivacité. J’adore cette formule, cette complexité. C’est un véritable bouillon très dense que Shakespeare a concocté pour nous. »
Le personnage de Rosalinde est central, sans être unique. Contrairement à d’autres comédies plus resserrées, As You Like It déploie tout un réseau de figures secondaires qui nuancent, détournent ou amplifient l’intrigue principale.
« L’histoire d’amour entre Orlando et Rosalinde n’est pas la seule chose en jeu. Il y a tous ces autres personnages… ou devrais-je dire, ce ne sont pas les seuls moutons du troupeau. »
En réalité, Borlik estime que la pièce aurait dû porter le nom de Rosalinde, comme c’était le cas dans le texte de Thomas Lodge. Elle domine l’intrigue. Et ce n’est pas via l’autorité, mais par la richesse de son esprit.
« Rosalinde est vraiment la figure dominante. Je pense que la pièce aurait dû porter son nom, comme dans l’œuvre de Lodge. Mais l’ajout de tous ces autres personnages complexifie l’ensemble, ce n’est pas uniquement son point de vue qui structure le récit. Ce qui la rend si attirante comme personnage, c’est justement qu’elle semble absorber les idées, les philosophies et les mentalités des autres personnages. »
C’est en ce sens, poursuit-il, qu’on peut voir en elle un pendant féminin de Hamlet :
« Elle est l’équivalent féminin de Hamlet sur ce point. Elle est la figure dominante, mais son esprit s’élargit et devient extrêmement ample grâce aux conversations et aux débats qu’elle engage avec les autres personnages. »
Cette capacité d’absorption fait d’elle un personnage complexe: lucide et emporté.
« Elle sait qu’elle se comporte de manière ridicule, que son coup de foudre pour Orlando est complètement irrationnel — un homme qu’elle vient à peine de rencontrer et pour lequel elle se sent instantanément attirée. Elle sait que c’est absurde de lui donner son cœur après l’avoir vu une seule fois. Mais elle trouve cela irrésistible. Elle se moque d’elle-même, mais elle cède quand même à ce sentiment, parce qu’il est trop puissant. »
À ce point de l’entretien, la question se pose : Orlando est-il à la hauteur de Rosalinde ? Beaucoup de lecteurs, même admirateurs de la pièce, semblent parfois déçus par lui.
« Cela dépend du casting, non ? Ça peut vraiment faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre. Mais je pense que votre intuition est tout à fait juste, Emma. Les hommes paraissent souvent un peu plus fades que les femmes, un peu plus lents que les héroïnes dans les comédies. Et As You Like It est probablement l’exemple ultime de cela, à cause de l’esprit de Rosalinde. Orlando semble parfois un peu niais, disons-le. »
Il y a également l’enjeu du travestissement. Rosalinde, déguisée en homme sous le nom de Ganymède, qui met Orlando à l’épreuve.
« Ce n’est pas très clair à quel moment il comprend que Ganymède est en réalité Rosalinde. Si elle réussit à maintenir ce déguisement pendant longtemps, alors, avec l’ironie dramatique, le public va le considérer comme un peu lent à la détente, disons. »
Cette ironie dramatique, typique du théâtre de Shakespeare, produit un double effet :
« C’est une technique typiquement shakespearienne. On en parle souvent : le public en sait plus que les personnages. Cela crée une distance entre nous et eux, et nous fait penser : “Moi, je ne me serais pas fait avoir par ça”. »
Orlando, en plus d’être parfois aveugle, est aussi très littéraire — trop peut-être.
« Orlando est une figure profondément littéraire. Il traîne avec lui tous ces relents de poésie. Il hérite du personnage d’Orlando dans les épopées italiennes. Il y a un livre fameux, Orlando Innamorato, Orlando amoureux, et Orlando Furioso. Ce sont deux grandes épopées italiennes. Et dans As You Like It, Orlando écrit toute une série de poèmes vraiment affreux sur Rosalinde. Ensuite, il ne reconnaît même pas la fille qui est pourtant juste devant lui. »
Il y a donc dans la pièce une ironie prononcée. C’est une manière pour Shakespeare d’inviter le spectateur à garder une certaine distance critique.
« Je pense qu’il y a beaucoup d’ironie dans tout cela. Nous sommes censés regarder cette romance avec un peu de scepticisme, avec un œil légèrement décalé. Exactement comme on le fait avec Roméo et Juliette, où l’on se souvient de leur jeunesse et de leur naïveté. »