L’Antiquité n’a pas fini de nous surprendre. Entre les dieux capricieux, les héros bodybuildés et les oracles énigmatiques, il fallait bien que surgisse un poète pour raconter… les amours illicites entre chèvres et humaines en Égypte !
C’est Pindare, maître des vers célébrant les exploits sportifs, qui nous offre ce bijou insolite : trois lignes poétiques qui ouvrent une fenêtre inattendue sur les interactions gréco-égyptiennes… et sur un imaginaire antique un brin scabreux.
Que cache ce curieux fragment ? Jessica Lightfoot, maîtresse de conférences à l’Université de Birmingham, nous guide dans cette enquête où se croisent géographie approximative, satire de Pan et bestialité mythifiée.
Pindare, les chèvres de Mendès et l’imaginaire gréco-égyptien
Jessica Lightfoot l’admet d’emblée :
« Je tiens à souligner dès le départ que je ne suis pas du tout égyptologue. Je suis censée être une spécialiste du monde classique, du moins de formation, mais je suis fascinée par les interactions culturelles gréco-égyptiennes, surtout aux périodes classique et hellénistique. Aujourd’hui, je vais parler d’un fragment très court, quelque peu étrange, de poésie grecque classique qui, j’espère, nous ouvrira les portes d’un monde bien plus vaste et vibrant d’interactions gréco-égyptiennes. »
Le fragment en question ? Trois petits vers de Pindare (fragment 201) transmis par Strabon dans sa Géographie, qui évoquent la ville égyptienne de Mendès sur le Nil. Pindare y décrit un spectacle pour le moins étonnant :
« À Mendès, ville sur le Nil, les chèvres montent les femmes. »
Oui, vous avez bien lu. Trois lignes seulement, mais suffisamment sulfureuses pour traverser les siècles et hanter les auteurs grecs et romains : Strabon, Élien, et Aristide s’y réfèrent, chacun avec sa sensibilité ou son embarras. Strabon associe ce récit aux cultes de Pan et d’un bouc sacré ; Aristide, lui, feint d’ignorer l’aspect scabreux et critique la localisation géographique erronée de la ville par le poète ; Élien, enfin, jubile en insérant le fragment dans un catalogue des animaux les plus lubriques.
Ce minuscule fragment révèle les imaginaires croisés de Grecs fascinés par un Orient fantasmé, où les frontières du sauvage et du civilisé se brouillent volontiers sous la plume des poètes. Jessica Lightfoot y voit un point de départ pour réfléchir à la manière dont les Grecs construisaient, à travers la poésie, un récit de l’« Autre » égyptien, entre exotisme et caricature.
Strabon et l’art de surpasser Hérodote
Dans son Géographie, Strabon se livre à un exercice subtil d’émulation critique vis-à-vis d’Hérodote, son illustre prédécesseur. Comme le dit Jessica Lightfoot, Strabon ne se contente pas de reprendre les observations du père de l’Histoire : il les complète, les corrige, ou les dépasse ostensiblement. La mention du fragment de Pindare relatif à Mendès et à l’accouplement scandaleux d’une femme et d’un bouc montre cela parfaitement.
Loin de se limiter à une reprise servile, Strabon enrichit le récit d’Hérodote, donnant à ses lecteurs l’impression de leur livrer un savoir plus complet, plus vérifié.
Jessica Lightfoot insiste sur cet enjeu de positionnement intellectuel :
« Strabon veille à ce que le lecteur, déjà familier avec le récit d’Hérodote sur l’Égypte — le plus célèbre de l’Antiquité — sache qu’il a, lui aussi, quelque chose de nouveau à dire.
La citation des vers de Pindare lui permet non seulement d’ajouter une preuve supplémentaire au témoignage d’Hérodote sur les cultes mendésiens, mais aussi de se positionner comme celui qui complète, affine et parfois rectifie les versions antérieures. »
Ainsi, la mention de Pindare ne serait pas qu’un simple appui érudit ; elle participerait d’un projet plus vaste de Strabon : s’inscrire dans une filiation savante tout en affirmant sa supériorité sur ses devanciers.