« Une personne qui vit à Belgrade ne devrait pas pouvoir voter à Novi Sad, Niš ou ailleurs. » dit Aleksandar Ivković, ce chercheur serbe et ReThink.CEE Fellow au German Marshall Fund (GMF) pose le ton par rapport à la migration électorale, appelée aussi tourisme électoral.
Ce procédé consiste à déplacer artificiellement des électeurs, parfois au sein d’un même pays, parfois à travers les frontières, pour influencer les résultats des élections locales. Il s’agit souvent d’enregistrements de résidences fictives, permettant à des citoyens de voter dans des municipalités où ils ne résident pas.
Une fraude diffuse, mais redoutable
« C’est une pratique toujours illégitime, souvent illégale, » explique Ivković.
« On parle d’électeurs enregistrés à des adresses imaginaires : des chantiers, des stations électriques… jusqu’à cinquante personnes déclarées vivant dans un même bâtiment. »
Le chercheur cite plusieurs cas récents de migration électorale en Serbie lors des élections locales de 2023–2024, où ce type de fraude est devenu un enjeu national. Dans certaines villes, des électeurs ont été ajoutés aux registres sans même avoir d’adresse locale, selon des rapports de police.
Si le phénomène reste limité numériquement, il peut modifier des résultats serrés. « Dans des communes où quelques centaines de voix suffisent à basculer une élection, cela change tout », explique Ivković.
Un symptôme de la « capture de l’État »
Pour Ivković, la racine du problème de la migration électorale est la capture de l’État :
« Les institutions publiques deviennent des outils au service des partis au pouvoir, et non plus des citoyens. »
Les fraudes électorales s’appuient sur la complicité des administrations, comme les ministères de l’intérieur chargés des registres d’électeurs. Peu d’enquêtes aboutissent, car les institutions devraient s’auto-incriminer.
Zlatko Vujović : « Un abus structurel des institutions »
Président du Centre for Monitoring and Research (CeMI) au Monténégro et directeur exécutif du réseau ENEMO, Zlatko Vujović juge le travail d’Ivković comme étant « remarquable et urgent ».
« Cette manipulation systématique des registres électoraux est l’une des menaces les plus graves, et les moins discutées, pesant sur la démocratie dans les Balkans, » affirme-t-il.
Le phénomène se déploie à deux niveaux. Il y a le niveau interne (entre municipalités d’un même pays) et le niveau transfrontalier (entre États voisins).
« Nous avons recensé plus de 80 000 personnes illégalement enregistrées sur les listes électorales monténégrines. »
Lors d’un audit mené par CeMI dans une municipalité monténégrine, 10,5 % des électeurs inscrits étaient illégitimes.
Mais les preuves ont été détruites sur ordre du ministère de l’Intérieur, déplore Vujović :
« Le ministère serbe de l’Intérieur a ordonné la destruction des données transmises par nos équipes. C’est un scandale institutionnel. »
Pour lui, cette fraude de migration électorale ne se limite pas aux Balkans :
« Des pratiques similaires ont été observées en Géorgie, en Moldavie, en Ukraine… Mais jamais à une telle échelle qu’à Belgrade en 2023. »
La migration électorale est un vrai problème en Europe
Zsuzsanna Végh, Program Officer au Transatlantic Trusts du GMF croit que cette question « va bien au-delà de la région ».
« L’Union européenne dispose d’un levier réel. Le respect d’élections libres et équitables fait partie des critères de Copenhague. »
Elle estime que Bruxelles devrait conditionner les progrès d’adhésion des pays candidats (comme la Serbie ou la Bosnie-Herzégovine) à la transparence de leurs registres électoraux.
« Sans listes électorales fiables, il n’y a ni élections libres, ni démocratie, » insiste-t-elle.
Dario Jovanović : « Personne ne devrait voter là où il ne vit pas »
Dario Jovanović, directeur de projet au sein des Centers for Civic Initiatives (CCI) en Bosnie-Herzégovine, a partagé son expérience de terrain.
« Il est profondément injuste que des personnes votent dans des communes où elles ne vivent pas. Cela trahit la population locale. »
Il dénonce l’opacité des registres électoraux en Bosnie, pourtant censés être publics :
« La meilleure façon de garantir leur intégrité serait de les rendre consultables par les citoyens. Si je découvre que quelqu’un d’inconnu est inscrit à mon adresse, je le signalerai immédiatement. »
Le CCI a observé en 2016 un cas flagrant de migration électorale dans la municipalité de Trnovo :
« Il y avait 2 600 électeurs inscrits pour seulement 1 500 habitants recensés, y compris les mineurs. Et un taux de participation de 86 %. C’est absurde. »
Ivković pense qu’il faut un partage de données entre les pays des Balkans, afin d’identifier les doubles ou triples inscriptions.
« La transparence n’est pas la solution en soi, mais elle rend la fraude beaucoup plus difficile, » résume-t-il.
Pour Vujović, l’Union européenne doit faire de cette question une condition formelle de l’élargissement :
« Pas de démocratie sans élections justes. Pas d’Europe sans démocratie. »


