Il y a plusieurs décennies, le célèbre chanteur hispanique Julio Iglesias chantait, en italien : « Se mi lasci non vale » – « Si tu me quittes, ce n’est pas juste ». C’était l’histoire d’un homme sur le point d’être quitté par une femme, incapable d’accepter sa décision.
Aujourd’hui, de nombreux hommes et garçons vivent l’abandon de leur compagne ou petite amie, mais au lieu de se contenter de rejouer les paroles de cette chanson, ils les tuent, transformant ce refrain en : « Si tu me quittes, je te tue. » La scène décrite est, en vérité, l’épilogue tragique d’un trouble mental dangereux connu sous le nom de narcissisme pathologique.
Comme l’expliquent plusieurs psychiatres et psychologues spécialisés, le narcissisme pathologique est un trouble de la personnalité dans lequel un individu est incapable de gérer les émotions négatives issues du rejet ou de la frustration.
Dans les cas les plus graves, le narcissisme pathologique peut devenir malin et transformer des personnes en meurtriers. Souvent, il pousse des hommes à tuer des femmes.
Le terme narcissisme vient de la légende de Narcisse, fils mythique d’une nymphe, qui tomba amoureux de son propre reflet dans un lac. Obsédé par cette image, Narcisse se noya en tentant de l’embrasser, se transformant en la fleur qui porte aujourd’hui son nom.
Les crimes commis par des hommes narcissiques pathologiques
Le phénomène des hommes narcissiques pathologiques devient de plus en plus évident en Italie, où des dizaines de femmes sont régulièrement assassinées simplement parce qu’elles ne s’intéressent pas à un prétendant qui, au lieu d’accepter leur non, les harcèle et les tue.
C’est le destin horrible qu’a connu Sara, une étudiante de 22 ans à l’université de Messine, poignardée à la fin mars 2025 par un camarade de classe parce qu’elle avait osé refuser son attention obsessionnelle.
À la même période, un sort tout aussi tragique a touché une autre jeune femme de 22 ans, Ilaria, à Rome, tuée par son ex-petit ami après une dispute dans la chambre de ce dernier. Après avoir dissimulé le cadavre dans une valise, le jeune homme l’a jetée dans un ravin en périphérie de la campagne romaine. Motif de ce meurtre sordide : Ilaria avait décidé de le quitter.
Ce ne sont que deux exemples parmi les nombreux homicides commis par des hommes à l’encontre de femmes.
Un génocide des femmes
Le dernier rapport de l’Istat, l’Institut national de statistique italien, révèle qu’en Italie, tous les deux jours, une femme est tuée par un homme. Les chiffres sont accablants : 150 femmes tuées chaque année, soit 600 victimes en quatre ans rien qu’en Italie.
Un véritable génocide des femmes, qui a conduit à l’apparition du terme féminicide, c’est-à-dire le meurtre d’une personne uniquement parce qu’elle est une femme.
Un trouble de la personnalité comme le narcissisme pathologique peut-il transformer une personne en criminel ? Peut-être. Mais un criminel reste un hors-la-loi qui doit être puni. La vraie question est : comment éviter qu’un garçon devienne un homme si violent qu’il en arrive à haïr puis à tuer une femme ?
Le rôle des parents est essentiel pour sauver les futurs hommes de l’obsession du narcissisme pathologique. En effet, le cerveau et la personnalité se construisent dans l’enfance. Les parents des narcissiques pathologiques sont-ils responsables du trouble de leur enfant ?
Narcissisme pathologique : les réponses
Sur ce sujet délicat, nous avons recueilli la voix experte de Roberta Bruzzone, éminente psychologue et criminologue italienne, qui a analysé les crimes les plus atroces ayant brisé la vie de nombreuses filles et femmes en Italie, de 2000 à aujourd’hui. Il s’agit principalement de cas en lien avec le narcissisme pathologique malin.
Qu’est-ce que le narcissisme pathologique ? Un trouble mental, un trait ou un trouble de la personnalité ?
Quand on parle de narcissisme pathologique, on désigne une personnalité qui dépasse les limites de la pathologie.
Le manuel des troubles mentaux définit cette condition comme un trouble de la personnalité narcissique, c’est-à-dire un fonctionnement stable d’un individu marqué par des problématiques narcissiques : empathie déficiente, tendance au mensonge et à la manipulation, égoïsme, égocentrisme. Ce sont là les caractéristiques du narcissisme pathologique malin.
Quel est le schéma mental qui pousse un narcissique à tuer une femme ?
En résumé, un narcissique pathologique peut en arriver à l’acte tragique du meurtre lorsque l’autre ne nourrit plus et ne valide plus la valeur idéalisée qu’il pense incarner, et lorsque cette personne révèle sa véritable personnalité, c’est-à-dire celle d’un individu raté et profondément perturbé. Le narcissique vit dans la terreur d’être démasqué, notamment pour la part de lui-même qu’il déteste et cache désespérément au monde et à lui-même.
Le schéma mental est clair : l’autre n’est utile que s’il confirme l’image que le narcissique a besoin d’aimer.
C’est exactement la légende de Narcisse : il tombe amoureux de son reflet, mais l’enchantement disparaît quand le miroir se brise. Il en va de même dans le conte de Dorian Gray : lorsque le miroir se casse, Dorian découvre sa vraie image, et son monde s’effondre.
Avez-vous constaté une augmentation des crimes liés au narcissisme pathologique ? Et pourquoi développe-t-on ce trouble ?
Oui, ce trouble de la personnalité est en expansion. Mais cela ne me surprend pas : souvent, les individus concernés ont grandi dans des familles incapables de leur apprendre à gérer la frustration. Ils sont donc surprotégés, incapables de tolérer les émotions négatives.
Ce modèle parental défaillant tend à défendre l’enfant, notamment les garçons, de toute expérience frustrante. Ce sont pourtant ces expériences qui permettent d’intérioriser les notions de limite et de respect d’autrui. Lorsque ces processus de croissance sont absents, la personnalité narcissique se développe plus facilement qu’auparavant.
Pourquoi certaines mères sont-elles si protectrices envers leurs fils ?
Cela découle principalement d’une incompétence parentale. Certaines mères dépendent de l’approbation de leur enfant. Elles tendent donc à céder à tous ses caprices et à le gâter, ce qui conduit à une image de soi totalement détériorée et déroutante pour l’enfant.
Peut-on traiter le narcissisme pathologique ?
Lorsqu’il s’agit d’un trouble de la personnalité, c’est très difficile. La structure de personnalité est difficilement modifiable. Une fois le trouble de la personnalité narcissique installé, les marges de rétablissement sont très limitées. On peut agir dans les cas modérés, mais dans les cas graves, il n’y a aucune solution durable.
Comment les femmes peuvent-elles se protéger des hommes narcissiques ?
Il faut apprendre à les reconnaître le plus tôt possible, avant que la relation ne se développe. C’est pourquoi j’insiste tant sur la prévention et la diffusion de signaux d’alerte. Si vous savez reconnaître ce type d’homme, vous ne commencerez pas de relation avec lui. C’est la seule voie de salut, surtout aux premières étapes, où ces hommes sont très habiles à séduire avec des apparences positives.
Et le cas de l’étudiante de Messine ? Elle n’avait jamais eu de relation avec son admirateur.
Effectivement, il n’y avait pas de relation. Mais malheureusement, elle existait dans l’esprit de cet homme. Un sourire, un mot gentil ont suffi à alimenter une illusion déformée. Dans sa logique, elle n’avait pas le droit de le rejeter.
Dans l’un de ses derniers messages, lorsqu’elle tente de l’éloigner, il lui répond qu’elle n’a pas ce droit. C’est du narcissisme poussé à l’extrême. Ce garçon avait de graves problèmes narcissiques, mais il était parfaitement capable de comprendre ses actes, avec un noyau narcissique profond, car son harcèlement a duré deux ans.
Comme si l’idée du rejet n’existait même pas dans son esprit ?
Exactement. Ces personnalités narcissiques ne possèdent pas cette idée. Et l’on voit apparaître de plus en plus de cas chez de très jeunes hommes. Dès qu’ils quittent leur cocon familial surprotecteur, ils vivent leurs premières frustrations, leurs premières limites et leurs premiers rejets. Et là, la dimension narcissique explose.
La société perçoit-elle ce malaise chez ces garçons ?
Non. Car la plupart d’entre eux fonctionnent bien socialement, jusqu’à ce que leur noyau narcissique soit touché – en général lors d’un rejet par une personne qu’ils ont idéalisée. Sinon, ils cachent très bien leur essence réelle. Leur violence n’émerge que lorsqu’ils n’obtiennent pas ce qu’ils veulent de la personne sur laquelle ils ont projeté leur narcissisme.
Quel est le rôle de la culture patriarcale dans ce phénomène ?
Énorme. Car beaucoup de femmes sont éduquées à tolérer des attitudes de contrôle et de possessivité de la part des hommes, à considérer les avances masculines positivement, même si elles ne sont pas intéressées.
C’est un terrain fertile pour le narcissisme pathologique. La culture patriarcale pousse encore aujourd’hui les femmes à se considérer comme inférieures aux hommes, à chercher leur approbation. Lorsqu’une femme tombe sur un homme de ce type, le cercle vicieux devient très difficile à briser.
Que pensez-vous des femmes qui disent que leur compagnon leur coupe les cheveux et leur interdit d’aller chez le coiffeur ? Est-ce une forme de violence ?
C’est une forme horrible de violence. Malheureusement, beaucoup de femmes confondent le contrôle avec l’amour à cause de stéréotypes sexistes, pensant qu’elles ne sont aimées que lorsqu’on les contrôle impitoyablement.
Y a-t-il des perspectives d’amélioration ? Que peuvent faire les institutions de santé mentale ?
Le grand problème aujourd’hui, c’est qu’une personne souffrant d’un trouble psychologique ou psychiatrique dispose de très peu de ressources. Souvent, elle ne sait pas où aller, et les familles ne savent pas comment intervenir. Le narcissisme pathologique reste un problème majeur, et le risque de croiser un individu perturbé concerne chacun d’entre nous.
Quel est le rôle des parents dans l’apparition du trouble ?
Il est fondamental. Le narcissisme pathologique apparaît lorsqu’il y a un modèle d’attachement dysfonctionnel. On ne naît pas narcissique pathologique, on le devient à travers des expériences précoces de relations distordues, inadéquates, dysfonctionnelles avec les figures parentales, surtout la mère.
Donc la faute n’est pas à chercher du côté de l’école ou de la société ?
Absolument pas. Ces individus arrivent à l’école et dans la société avec un narcissisme déjà bien structuré, car un trouble de la personnalité s’installe dans les trois premières années de vie, lorsque le modèle familial est déjà en place.
Le droit à la clarté : un non n’est pas une offense
Le narcissisme pathologique reste un trouble encore sous-estimé, et les femmes tuées par des hommes perturbés sont fréquemment oubliées.
Cette enquête, menée grâce à l’aide et à l’expérience précieuse de la psychologue et criminologue Roberta Bruzzone, permet de mettre en lumière un phénomène qui n’est pas seulement italien, mais bien international. Car le droit de vivre et d’être libre n’est pas négociable. Et les femmes auront toujours le droit de dire NON, sans qu’un stéréotype sexiste déformé les considère comme impolies.
« Dire à un homme que l’on n’est pas intéressée, ce n’est pas de l’impolitesse, c’est de la clarté. Et la clarté est un droit. »