Depuis l’adoption de la loi du 3 janvier 1968, marquant la première grande réforme de la protection des majeurs, le droit français a évolué pour répondre aux nouveaux besoins sociétaux. La réforme du 5 mars 2007, entrée en vigueur en 2009, a notamment redéfini les conditions et le cadre d’application de ces mesures en favorisant l’autonomie des personnes et le respect de leurs libertés. Aujourd’hui, de nouvelles discussions, comme celles autour du mandat de protection future et de l’habilitation familiale, continuent de façonner ce domaine.
Dans cette interview, avec Sophie Prétot, Professeure des universités en droit privé et sciences criminelles de l’Université de Clermont Auvergne, nous explorons l’évolution des mesures de protection juridique des personnes vulnérables en France, telles que les tutelles et curatelles.
Quelques explications pour définir ce que sont les tutelles, les curatelles et l’habilitation familiale et le mandat de protection future.
“Tout d’abord, la mesure de protection juridique n’est possible que si la situation médicale de la personne l’exige. Selon les termes juridiques, il faut que la personne ne puisse plus pourvoir seule à ses intérêts en raison d’une altération médicalement constatée, soit de ses facultés mentales, soit de ses facultés corporelles de nature à empêcher l’expression de sa volonté.
Cela signifie qu’il faut une altération des facultés mentales, comme un handicap mental, ou une altération des facultés corporelles particulière, celle qui empêche la personne d’exprimer sa volonté.
Donc, s’il vous manque un membre, vous n’avez aucune raison d’être sous une mesure de protection juridique, vous êtes en mesure d’exprimer votre volonté.
Des médecins délivrent un certificat médical circonstancié, décrivant l’état de la personne. C’est à partir de ce certificat médical que le juge réfléchira à la nécessité, ou non, d’une mesure et, s’il y a lieu de prononcer une mesure, quelle mesure est la plus appropriée à la situation de la personne.“
Le mandat de protection future est souvent évoqué comme une mesure préventive. Pensez-vous que ce mécanisme est suffisamment connu et utilisé en France ?
“Le mandat de protection future est assez récent. C’est une mesure qui date seulement de la loi de 2007. Il permet à la personne qui n’a pas d’altération de ses facultés de préparer une mesure de protection au cas où, un jour, elle aurait une altération de ses facultés personnelles.
Cette personne va dire, par exemple “J’aimerais que ce soit ma fille aînée qui s’occupe de ma personne. Je voudrais que la 2e fille s’occupe plutôt de mes biens, etc. Elles pourront accomplir tel ou tel type d’actes”
Cette mesure présente l’avantage de promouvoir l’autonomie de la personne, ce qui est essentiel.
Ce mandat est insuffisamment connu du grand public. Peut-être par manque d’information. Peut-être également pour des raisons plus psychologiques : on a du mal à imaginer ce qui peut nous arriver demain. Un changement de mentalité est certainement à opérer.
Aujourd’hui, le mandat de protection future est très souvent conclu par des personnes vieillissantes. Mais, en réalité, ce mandat devrait tous nous concerner : il peut par exemple nous arriver un accident à la suite duquel une protection de notre personne et nos biens sera nécessaire…”
Quelles sont les principales différences entre l’habilitation familiale, la curatelle et la tutelle ? Et dans quels cas ces mesures sont-elles privilégiées?
“La tutelle et la curatelle sont des mesures qui sont anciennes. Elles datent de la réforme de 1968 et elles ont été maintenues et modernisées dans la réforme de 2007.
L’habilitation familiale est beaucoup plus récente, elle date de 2015. Alors, l’habilitation familiale est privilégiée sur la curatelle et la tutelle, mais, à l’inverse de la tutelle et la curatelle, l’habilitation familiale n’est possible que si la famille est suffisamment unie. Il faut qu’il y ait une certaine unité dans la famille.
À défaut d’adhésion de la famille, il faut au moins qu’il n’y ait pas d’opposition en son sein.
Lorsque la famille s’entend bien, l’avantage de l’habilitation familiale est que la famille aura les mains plus libres que dans une tutelle ou dans une curatelle. Le juge intervient moins, on a moins besoin de saisir le juge pour être autorisé à conclure certains actes. La protection est plus flexible. Il n’y aura pas de mandataire professionnel dans l’habilitation familiale ; la personne habilitée est un membre de la famille. L’habilitation familiale peut permettre une représentation ou une assistance. On peut avoir une habitation familiale d’assistance qui ressemble, à cet égard, à la curatelle, ou une habitation familiale de représentation qui ressemble, à cet égard, à la tutelle.
Pour la curatelle et la tutelle, ce sont des mesures plus anciennes. Il existe une gradation de la protection en fonction de l’état de santé de la personne. Dans la curatelle, la personne a besoin, pour une des raisons que je vous ai citées tout à l’heure, pour une des raisons médicales, d’être assistée ou contrôlée d’une manière continue dans les actes importants de la vie civile, alors que dans la tutelle, elle n’a pas seulement besoin d’être assistée ou contrôlée, elle a besoin d’être représentée.
La tutelle renvoie à des situations plus lourdes. La curatelle, souvent renforcée, est plus couramment prononcée que la tutelle.
Dans la curatelle, le curateur assiste la personne pour les actes les plus graves. En pratique, le curateur signe à côté de la personne protégée.
Dans la tutelle, le tuteur représente la personne de majeur protégé. Il tuteur fait finalement à la place de la personne. En cas d’une maladie d’Alzheimer très avancée ou d’un handicap mental très lourd, une tutelle peut par exemple être prononcée.
Le juge doit respecter un principe de proportionnalité. La curatelle est toujours préférée à la tutelle lorsque la curatelle peut suffire à protéger la personne. La curatelle est moins restrictive des libertés de la personne. La tutelle est une mesure qu’on dit substitutive et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle cette mesure est de plus en plus critiquée et pourrait finir par être réformée.
Quand le juge prononce une mesure, il doit ensuite individualiser la mesure. Il peut prononcer une tutelle et l’alléger. Il peut prononcer une curatelle et l’alléger ou, à l’inverse, la renforcer. C’est un peu du sur-mesure. Dans la tutelle, la personne est presque remplacée, j’ai envie de dire, par son tuteur. C’est une mesure qu’on appelle substitutive.
Enfin, quelle que soit la mesure à prononcer, le juge doit respecter un principe de subsidiarité. Avant d’envisager une habilitation familiale, une curatelle ou une tutelle, le juge doit vérifier qu’un mandat de protection future, un mandat ou les règles du mariage ne suffisent pas à protéger la personne.“
La tutelle, la curatelle et les autres mesures juridiques ne sont pas à craindre.
Qu’est-il important de savoir pour les personnes qui craignent la mise en place de ces mesures?
“Je trouve que c’est important de savoir que la mesure est toujours limitée dans le
temps, on n’est pas condamné à être sous tutelle toute sa vie. S’il n’y a pas de renouvellement automatique de la mesure. Il faut que le juge vérifie que la mesure est toujours nécessaire, sans cela, il n’y a pas de raison que la mesure soit maintenue.
Ensuite, pendant la durée de la mesure, il est effectivement toujours possible pour la personne intéressée, mais aussi pour les proches, pour le conjoint, le partenaire, le concubin, et tous ceux qui ont des liens étroits avec la personne, un parent ou un ami, de demander au juge la mainlevée de la mesure.
Le juge va devoir examiner la situation, voir si la mesure est toujours justifiée par l’état de santé de la personne. Parfois, il faut aggraver la mesure, mais d’autres fois, la personne est guérie, elle n’a plus besoin de la mesure ou elle a besoin d’une mesure moins lourde.
Le juge est obligé de réexaminer la situation assez régulièrement. Il ne peut pas avoir un a priori, parce qu’en fait, ça fait peut-être trois ans qu’il n’a pas vu la personne, il a besoin de la revoir et de se renseigner, de savoir où ça en est.
On ne peut pas condamner une personne à être sous tutelle pendant cinq ans alors que sa situation s’est améliorée. (…) La mesure peut toujours être arrêtée par une mainlevée. C’est vraiment ce qu’il faut retenir.
Par ailleurs, aujourd’hui, on cherche à protéger l’autonomie de la personne, on recherche les préférences de la personne, ses volontés. On ne cherche pas seulement un intérêt objectif, mais plutôt un intérêt subjectif. C’est le cas par exemple lorsque le juge désigne un tuteur ou un curateur. “
Enfin, avez-vous un cas juridique qui vous a particulièrement marquée et/ou sensibilisée à ce sujet que vous voudriez partager avec nos lecteurs et lectrices?
“Ce qui m’a amenée à me spécialiser de plus en plus dans cette matière n’est pas un seul cas mais davantage le sens de ce droit des majeurs protégés.
Je pense que notre faculté à prendre soin des plus fragiles dit quelque chose de notre humanité et de la qualité de notre société.
Nous avons tous connaissance de jeunes enfants qui sont en situation de handicap, et nous cotoyons leurs proches qui s’inquiètent de leur avenir. Je trouve qu’en tant que juristes, nous avons vraiment une certaine responsabilité dans la construction d’un monde accueillant pour ces enfants et les adultes qu’ils deviendront.
Nous avons aussi tous connaissance des personnes âgées fortement diminuées et nous aimerions que leur vie soit honorée et leur dignité respectée.
Je crois que les acteurs de la protection des majeurs, les juges, les familles, les professionnels sont essentiels dans l’accompagnement des plus vulnérables.
Je pense aussi que les juristes, universitaires et législateurs, doivent contribuer à faire de notre droit un outil d’inclusion des plus vulnérables dans notre société.
L’humanité est diverse et le droit doit la protéger dans sa diversité.
C’est ce que fait le juge lorsqu’il accueille la personne vulnérable et prend le temps d’échanger avec elle pour lui expliquer la mesure de protection, ce qu’elle va lui apporter et non lui enlever, lorsqu’il essaie de comprendre le quotidien de la personne, ses préférences, ses souhaits pour mettre en place la mesure qui sera la plus respectueuse de sa personne et de ses libertés. C’est ce que doit faire aussi le législateur en réformant encore notre droit pour le rendre toujours plus respectueux de l’autonomie des personnes vulnérables, de leur volonté et de leur humanité.
Nous devons collectivement progresser dans l’accueil et la protection des plus vulnérables. Le droit doit certainement évoluer. Nos mentalités aussi. Je rêve d’un monde foncièrement plus inclusif envers les personnes en situation de handicap, et cela fait certainement partie de mes motivations.“