Le Musée national Picasso-Paris présente jusqu’au 25 mai 2025 sa nouvelle exposition temporaire : « L’art dégénéré : Le procès de l’art moderne sous le nazisme ».
Quand l’art devient un crime
Dans une période forte à tous les extrêmes, nous nous retrouvons à douter de l’avenir et de notre capacité à vivre libre. Démocratie d’un côté, rêve de grandeur et d’impérialisme de l’autre, le choc des cultures — et souvent de nos incompréhensions mutuelles — nous amène au pire. Il est bon dans ces moments-là de regarder le passé et de voir où l’Homme s’est trompé.
L’exposition “Art Dégénéré : Le procès de l’art moderne sous le nazisme”, présentée actuellement au Musée Picasso à Paris, est la première en France à se concentrer sur ce que les Nazis ont étiqueté comme « art dégénéré ». Elle examine comment, dès 1933, les œuvres d’artistes modernes étaient systématiquement censurées, retirées des musées allemands, parfois détruites ou vendues sous l’égide du régime nazi.
J’ai posé quelques questions à Hanifa Chanaoui, conférencière au musée Picasso et professionnelle des métiers de l’exposition, qui m’a présenté l’exposition.
« Art dégénéré » : une arme idéologique contre la liberté artistique
Pouvez-vous nous expliquer ce que signifie le terme “art dégénéré” et comment il a été utilisé par le régime nazi pour cibler certains artistes et mouvements artistiques ?
Le terme “art dégénéré”, traduction de Entartete Kunst, fut utilisé par le régime nazi pour discréditer l’art moderne qu’il jugeait contraire à l’idéologie aryenne. Ces œuvres étaient considérées comme impures, subversives et produits d’une société décadente. Mais cette notion de “dégénérescence” plonge ses racines dans les théories eugénistes du XIXe siècle, notamment celles de Francis Galton, cousin de Darwin, qui introduisit le concept d’« amélioration de la race » par la sélection des individus jugés les plus aptes.
Cette pensée a nourri l’idée que certaines expressions artistiques, tout comme certaines catégories de personnes, étaient le signe d’un affaiblissement racial. Le régime nazi récupère ces idées pour affirmer une prétendue supériorité de l’art « aryen » face à l’art moderne, jugé « malade ». L’exposition « Entartete Kunst » de 1937 à Munich illustre cette volonté de propagande en mettant en scène 700 œuvres dans un accrochage désordonné destiné à susciter le rejet du public.
Quels étaient les critères utilisés par les nazis pour déterminer qu’une œuvre était considérée comme dégénérée ?
Les nazis appliquaient des critères arbitraires mêlant esthétique, idéologie et racisme. Les œuvres qualifiées de “dégénérées” étaient souvent modernes, abstraites ou expressionnistes, et rejetaient la représentation académique et réaliste valorisée par le régime.
Les artistes juifs, étrangers, marxistes ou aux thèmes jugés provocants (religion, sexualité, dénonciation sociale) étaient systématiquement visés. La déformation du corps, l’absence de perspective, ou l’utilisation de couleurs vives étaient aussi des marques suspectes. Le style expressionniste, en particulier, fut jugé subversif car il s’affranchissait de l’imitation du réel au profit de l’émotion.
Des artistes persécutés mais immortels : de Klee à Picasso
Comment les œuvres présentées ici ont-elles été préservées ou retrouvées après avoir été retirées des musées et parfois détruites par les nazis ?
Une partie importante des œuvres qualifiées de « dégénérées » fut saisie à partir de 1937 dans plus de trente musées allemands. Beaucoup furent détruites lors d’autodafés spectaculaires – notamment celui du 20 mars 1939 à Berlin où plus de 5000 pièces furent brûlées – ou perdues dans les bombardements.
D’autres œuvres furent revendues à l’étranger, dans des circuits opaques, afin de financer l’économie de guerre du Troisième Reich. Toutefois, certaines furent miraculeusement épargnées grâce à des individus courageux ou par hasard.
Des œuvres furent ainsi retrouvées bien des années plus tard, comme les seize sculptures exhumées en 2010 sur un chantier du métro à Berlin, parmi lesquelles des pièces de Marg Moll et Emy Roeder. Conservées depuis au Neues Museum, elles auraient été entreposées après l’exposition de 1937 dans un immeuble détruit en 1944.
D’autres œuvres réapparurent dans la collection controversée de Cornelius Gurlitt, fils d’un marchand d’art lié au régime. Ce travail de restitution reste aujourd’hui un chantier en cours, nourri par les recherches historiques, les initiatives politiques comme la CIVS en France, et l’engagement des institutions muséales pour la mémoire et la justice historique.
Quel impact cette période de l’histoire a-t-elle eu sur la vie et la carrière des artistes exposés, comme Pablo Picasso, Paul Klee, et Otto Dix ?
L’exposition « Entartete Kunst » de 1937 a profondément bouleversé la vie des artistes visés, les privant d’expositions, de ventes et parfois même de leur citoyenneté. Otto Dix, renvoyé de son poste de professeur et interdit d’exposer, se retire à la campagne. Paul Klee est contraint de quitter l’Allemagne pour s’exiler en Suisse.
Otto Freundlich, lui, sera arrêté, déporté et assassiné à Sobibor. Même Picasso, resté à Paris, est traité par la presse nazie comme le symbole de la décadence artistique, caricaturé et haï pour son art et ses engagements.
Pourtant, cette stigmatisation a eu un effet paradoxal : en voulant discréditer ces artistes, les nazis leur ont offert une visibilité inédite. L’exposition, qui attira plus de deux millions de visiteurs à Munich et un million d’autres lors de sa tournée, a permis à un public très large, y compris des jeunes artistes et étudiants, de découvrir pour la première fois les œuvres d’avant-garde.
Après la guerre, cette mise en lumière involontaire contribuera à faire d’eux les figures majeures de l’art moderne dans les démocraties occidentales, leur conférant une légitimité renforcée dans l’histoire de l’art. Ainsi, ce qui devait être une condamnation se transforma, sur le long terme, en reconnaissance durable et symbolique.
Censurer, contrôler, effacer
Comment cette exposition cherche-t-elle à réévaluer ou à contextualiser l’art moderne en relation avec les théories raciales et antisémites de l’époque ?
L’exposition du musée Picasso adopte une approche historique rigoureuse en confrontant œuvres, archives et documents pour montrer comment les nazis ont utilisé l’art comme outil de propagande raciste et antisémite.
Elle expose la manière dont la notion de dégénérescence, issue de théories médicales et anthropologiques du XIXe siècle, fut instrumentalisée pour rejeter toute forme de modernité artistique.
Loin de réhabiliter seulement les artistes, elle vise aussi à souligner les dangers d’un pouvoir politique cherchant à contrôler la création. Ce projet agit comme un devoir de mémoire en redonnant une voix aux artistes muselés ou persécutés.
Y a-t-il des œuvres ou des artistes dans cette exposition qui ont suscité une réaction particulière chez vous ou chez les visiteurs, et pourquoi ?
Plusieurs œuvres de l’exposition provoquent une émotion forte, tant par leur puissance plastique que par l’histoire tragique qu’elles portent. C’est notamment le cas des sculptures de Marg Moll et Emy Roeder, deux artistes femmes longtemps marginalisées, dont les œuvres avaient été saisies, utilisées dans des campagnes de propagande, puis considérées comme perdues avant d’être miraculeusement retrouvées à Berlin en 2010. Ces pièces, endommagées, portent en elles les stigmates de la répression nazie et suscitent un écho immédiat chez les visiteurs.
Un autre moment particulièrement marquant est la découverte du mur mémoriel listant les 1400 noms d’artistes jugés « dégénérés » par le régime. Cette installation, conçue comme un lieu de mémoire, crée souvent un temps de silence et de recueillement, incitant à réfléchir sur l’ampleur de la censure.
L’histoire d’Otto Freundlich, dont la sculpture La Tête ornait l’affiche de l’exposition de 1937 avant sa disparition, est également bouleversante : sa correspondance avec Picasso, exposée ici, révèle l’humanité d’un artiste brisé par la barbarie. Juif, pacifiste et avant-gardiste, il fut arrêté en France, déporté à Sobibor en 1943, où il fut assassiné dès son arrivée. Pour beaucoup de visiteurs, ces récits personnels rendent l’exposition poignante, car ils replacent l’œuvre d’art dans une trajectoire humaine, marquée par l’exil, la douleur, mais aussi la résistance.