Qui aurait cru qu’un burnout et un chat appelé Kusiko pouvaient changer une vie ?
Après des années à jongler entre des croquis d’intérieur, les décors télévisuels et les fresques murales, Carol-Ann Apilado a trouvé la réponse à ses doutes… dans un motif tourbillonnant aperçu sur Instagram.
Deux tapis et un aller-retour aux Philippines plus tard, la designer reconvertie en tisserande réinvente son avenir en renouant les fils oubliés de son histoire familiale.
Se reconnecter à la mémoire textile
« C’est en 2019, à bout de souffle, que j’ai quitté mon emploi. Le Kusikus, je l’ai d’abord redessiné, modélisé, brodé… C’était tout ce que je pouvais faire pour rester connectée à quelque chose qui me dépassait. » explique Carol-Ann.

Isolée durant la pandémie, incapable d’accéder aux formations en présentiel, elle se lance seule dans une quête d’apprentissage. YouTube devient sa salle de classe, une application de tissage, son cahier de géométrie. Et son salon, un modeste sanctuaire où le métier à tisser devient confesseur.
Le Kusikus — qui signifie “tourbillon” en Ilocano — structure, ordonne, et protège. Carol-Ann le comprend intimement lorsqu’elle découvre que sa propre grand-mère, sa Lola, venait d’une famille de tisserandes à Bangar.
Chaque fil devient alors un trait d’union : entre elle et ses aïeules, entre son quotidien canadien et les gestes ancestraux du nord philippin. Grâce à une application, elle recrée des patrons, jusqu’à répliquer un textile traditionnel d’Abra à 1 364 fils de chaîne : un défi d’orfèvre qu’elle relève seule, patiemment.
Quand la technologie rejoint la tradition
En 2023, l’artiste accède brièvement à un métier à tisser numérique TC2. Elle transpose ses dessins numériques dans le tissage, et explore le dialogue entre le pixel et le fil, entre le numérique et l’organique.
« Je crois que je suis devenue une textile nerd, avoue-t-elle en riant. Mais ce que peu savent, c’est que les premiers ordinateurs ont été inspirés des métiers Jacquard… donc en réalité, le textile est notre première interface de code. »
Pour l’exposition Sacred Geometry du Greenhouse Theater, Carol-Ann crée “Channel”, un tissage inspiré de la cosmologie philippine, où les fils verticaux (la chaîne) représentent le divin, et les fils horizontaux (la trame) l’humain. Le tissage devient acte rituel : le tisserand est l’intercesseur entre ciel et terre.
Et quand elle découvre que le motif Kusikus repose sur le nombre d’or, son intuition se confirme :
« C’est magnifique de voir que ce motif protecteur, si essentiel à notre culture, est enraciné dans la géométrie sacrée qu’on retrouve partout dans la nature. »

« Tisser m’a permis de réparer une fatigue intérieure, mais aussi de renouer avec une histoire que je ne connaissais pas. »
Aujourd’hui, l’artiste continue d’explorer, d’exposer et d’enseigner. Son travail est une ode à la lenteur, à la transmission, et au pouvoir des formes répétées.
Dans ses œuvres, on voit le tourbillon du Kusikus, mais aussi le mouvement intérieur d’une femme qui, fil après fil, reconstruit sa maison spirituelle entre deux continents.