Ken Hammond prend la parole depuis Kent, dans l’Ohio. Ce n’est pas anodin. Il s’y trouve pour une raison précise : « Nous commémorons les événements de mai 1970 », explique-t-il, en évoquant les manifestations massives qui, il y a cinquante-cinq ans, avaient éclaté à la suite de l’annonce par Richard Nixon de l’invasion du Cambodge.
Pour l’historien, cette date du 30 avril est chargée de sens à plusieurs niveaux. C’est bien sûr l’anniversaire de la libération de Saïgon en 1975, mais aussi celui de la déclaration d’escalade militaire de Nixon cinq ans plus tôt. Deux événements qui montrent, selon lui, ce que l’impérialisme américain était réellement : « une guerre néocoloniale élargie, qui n’avait rien d’un plan de paix secret. »
Dominer le Vietnam et l’opposition à cette guerre : Les États-Unis écrasent leurs adversaires sans pitié.
Ce jour de 1970, les protestations étudiantes à Kent avaient conduit la Garde nationale de l’Ohio à tirer sur treize jeunes. Quatre sont morts. Neuf ont été blessés. Pour Hammond, cette fusillade fut une démonstration sans ambiguïté de ce que l’État américain est capable de faire pour préserver ses intérêts : « l’État américain a montré qu’il était prêt à employer la force létale contre n’importe qui si cela permettait de maintenir sa domination et d’écraser toute opposition à sa guerre impérialiste au Vietnam. »
Ce lien entre violence d’État, guerre coloniale et résistance populaire n’est pas pour lui une coïncidence. Il observe une continuité dans l’histoire des luttes populaires, qu’il relie également à un autre événement tombant à la même date : le 4 mai 1919 en Chine, lorsque des milliers d’étudiants et de citoyens sont descendus dans les rues de Pékin pour dénoncer la complicité des puissances victorieuses de la Première Guerre mondiale avec l’expansionnisme japonais.
« C’était une trahison pure et simple des intérêts du peuple chinois, de sa souveraineté. Une nouvelle étape dans l’exploitation impérialiste en Chine », dénonce-t-il. Pour Hammond, ces moments dispersés dans le temps — Saïgon, Kent, Pékin — ne sont pas de simples faits historiques isolés. Ils sont liés par un fil conducteur : la résistance à l’impérialisme. Une résistance qui vient toujours, affirme-t-il, « des gens ordinaires, des travailleurs, des étudiants, des paysans, dans tous les pays du monde. »
Il insiste : on ne se contente pas d’exprimer de la sympathie. On lutte.
« Il ne suffit pas de dire ‘Oh, c’est terrible ce qui se passe au Vietnam, en Chine, en Syrie, en Palestine…’. Il faut résister. Il faut se battre pour que l’impérialisme cesse d’être ce qu’il est depuis si longtemps. » Selon lui, les personnes engagées doivent se préparer à affronter des structures puissantes et violentes, et le faire en sachant que cette lutte est nécessaire, même si elle est rude.
Et cette lutte demande de la constance. De la ténacité. « Le combat et la persévérance vont de pair », martèle-t-il.
Une lutte menée par le peuple vietnamien et pas imposée par une élite
Ken Hammond revient longuement sur ce qu’il considère comme la leçon principale à retenir de la guerre du Vietnam. Ce n’est pas simplement une victoire militaire. C’est le triomphe d’un peuple contre un empire.
Le Vietnam, rappelle-t-il, était un pays appauvri par près d’un siècle de colonisation. Après la défaite des Français en 1954, les États-Unis ont pris la relève pour essayer de garder la main sur le Sud. Washington a installé un gouvernement militaire fantoche à Saïgon et a engagé des moyens militaires colossaux pour conserver la région sous contrôle. Mais rien n’y a fait : le peuple vietnamien ne s’est pas laissé intimider.
« Les Vietnamiens ne se sont pas dits : ‘Bon, on a déjà récupéré le Nord, c’est pas mal.’ Ils ont dit : ‘Non. Nous voulons un pays uni. Nous voulons être indépendants. Nous voulons construire un avenir.’ »
Et cet avenir, pour eux, était un avenir socialiste. Pas dans un sens dogmatique, mais dans le sens d’un projet partagé : construire ensemble, pour tous, en se relevant des ruines de la colonisation.
Ce projet, selon Hammond, ne venait pas d’en haut. Il n’était pas imposé par un parti, ni orchestré par une élite.
« Ce n’est pas une organisation, une petite formation ou un groupe politique qui a imposé ce combat. C’était un mouvement de masse. Une lutte populaire. »
C’est justement cette fusion entre les combattants de la libération et la population qui rendait la tâche impossible pour les Américains.
Hammond cite une image familière dans la pensée maoïste : « Le poisson nage dans la mer. » Autrement dit, les guérilleros ne faisaient qu’un avec leur environnement humain : impossible de les isoler, de les identifier, de les extirper sans faire face à la masse du peuple lui-même.
Déjouer les pronostics
Il insiste ensuite sur une autre leçon essentielle : il ne faut jamais croire que les puissants gagneront parce qu’ils ont plus d’armes ou plus d’argent.
Quand les États-Unis ont pris le relais de la France, beaucoup pensaient que le combat vietnamien était perdu d’avance. Hammond rappelle : « Comment ces gens, pauvres, sortant d’un siècle de domination coloniale, auraient-ils pu espérer vaincre l’impérialisme américain ? »
Et pourtant, ils ne se sont pas laissés impressionner.
« Ils n’ont pas fait un calcul froid en se disant : ‘Ce n’est pas possible.’ Ils ont dit : ‘On va le faire. C’est nécessaire. Et on va gagner.’ »
Ils ont résisté aux bombardements massifs, aux B-52 qui tentaient de raser Hanoï et les infrastructures du Nord. Ils ont encaissé. Ils ont continué. Et en 1973, les troupes américaines ont dû partir. En 1975, Saïgon était libérée. Le Vietnam était enfin réuni.
« C’était une victoire improbable. Et c’est pour cela qu’elle est si importante. »
Une leçon pour aujourd’hui
Pour Ken Hammond, cet exemple a une résonance très actuelle. Aux États-Unis, dit-il, « nous sommes dans un moment très, très inquiétant. » Il parle d’un gouvernement autoritaire, prêt à démanteler les libertés existantes, à approfondir la pauvreté, à exacerber le racisme pour servir les intérêts des riches et du capital.
Il comprend que certains se découragent. Il sait que beaucoup se disent que l’adversaire contrôle tout : le Congrès, les tribunaux, les institutions.
Sa réponse est sans détour : « Au diable tout ça. »
Et il revient à nouveau sur la posture vietnamienne, sur leur manière de répondre à une domination écrasante :
« Que disaient les Vietnamiens ? Ils disaient : ‘Venez.’ Ils disaient : ‘Nous allons vous combattre, pas à pas, et nous finirons par l’emporter.’ Et ils ont gagné. »
Ce que nous célébrons, conclut-il, quand nous commémorons la libération de Saïgon, ce n’est pas une date lointaine. C’est une manière de vivre. Une manière de se tenir debout.