Zhanna Agalakova et Marina Ovsiannikova ont décidé de dire non.
L’une, ancienne correspondante vedette de la Première chaîne russe, a quitté son poste pour refuser la propagande d’État.
L’autre, rédactrice sur la même chaîne, a brandi en direct une pancarte contre la guerre.
Deux gestes puissants, risqués, qui ont fait d’elles des symboles d’honnêteté et de courage.
Zhanna Agalakova: « Le déluge n’arrive pas après moi. Le déluge est déjà en cours. »
En quittant la télévision russe après le début de la guerre, pensiez-vous qu’il n’y aurait plus de retour possible et qu’il vous faudrait recommencer votre carrière à zéro ?
Bien sûr, pour moi c’était évident. La télévision russe était quittée une fois pour toutes. Je ne me représentais pas, et je ne me représente toujours pas, un retour à cette télévision telle qu’elle existe aujourd’hui. Pour moi, c’était aussi la fin de ma carrière.
Je pensais avoir également tourné la page du journalisme pour toujours. Et c’est probablement le cas. Même si, au cours des trois dernières années, j’ai réalisé quelques reportages pour le magazine français L’Express. Mais je crois que le journalisme, c’est bel et bien terminé.
Ressentez-vous de la douleur et, bien sûr, de la gêne face aux actions de la Russie, face à ce qui s’est passé ?
« Gêne » n’est pas le bon mot. Mais « douleur », oui. En réalité, tout cela n’est pas apparu en un jour, pas le 24 février 2022. Cela a grandi, cela s’est accumulé. Ce qui se passe dépasse les mots « douleur », « honte » et « désespoir ». C’est aussi de la colère. Et de la rage.
Comment avez-vous trouvé votre place en France après votre arrivée ? Qu’est-ce qui vous a aidée à vous intégrer dans ce nouvel environnement ?
En réalité, je ne suis pas du tout une nouvelle venue en France. J’y ai déjà vécu et travaillé de 2005 à 2012 en tant que correspondante, et c’était sans doute la meilleure période de ma carrière de correspondante. En fait, non, sans doute, c’était assurément la meilleure.
Ensuite, j’ai passé sept années à travailler à New York, puis en 2019, je suis revenue en France. Donc, j’étais déjà ici quand tout a commencé. Après le 24 février, après avoir quitté la Première chaîne, j’ai décidé de rester.
De plus, avant même le début de la guerre, j’avais écrit un livre, une sorte de guide personnel de Paris. J’y racontais des histoires amusantes, nées de malentendus culturels, des situations lost in translation. J’ai toujours été fascinée par les différences de mentalité : entre la Russie et la France, entre l’Orient et l’Occident. Ces histoires, à la fois drôles et instructives, ont été pour moi une véritable leçon, qui a réellement élargi ma vision des choses.
Par exemple, je listais dix choses indispensables à faire à Paris. La première était de dire absolument « bonjour », « bonjour » partout où vous vous trouvez. Ce n’était pas du tout caractéristique, du moins à l’époque, du public russe, mais cela me semblait très important.
Quelle place occupe aujourd’hui l’activisme dans votre vie et que faites-vous pour soutenir les Ukrainiens et, plus largement, pour vous opposer à la guerre ?
L’activisme occupe une place énorme dans ma vie. Par exemple, nous fabriquons régulièrement des sacs de couchage pour les Ukrainiens. Et nous en avons déjà fabriqué un bon nombre. Nous organisons également des événements avec l’association Melograno, qui nous permettent de collecter des fonds. Un sac de couchage coûte 15 euros, cela couvre les matériaux nécessaires. Il faut aussi assurer leur envoi vers l’Ukraine.
Nous avons tout un réseau qui se charge de distribuer ces sacs de couchage précisément dans les zones où se déroulent des combats ou qui ont été bombardées, là où des gens se retrouvent sans abri. Ou encore là où il n’y a ni chauffage ni eau chaude. Dans ces conditions, ces sacs de couchage peuvent vraiment sauver des vies. Et, en retour, nous recevons des photos absolument bouleversantes : des grands-mères, emmitouflées dans tout ce qu’elles possèdent, enveloppées dans ces sacs de couchage faits de toile cirée.
Vous considérez-vous comme faisant partie de la résistance féminine ?
Vous savez, honnêtement, je ne connais pas de mouvement officiel ou d’organisation qui s’appellerait « résistance féminine » ou qui représenterait ce qu’on pourrait qualifier ainsi. Une organisation a généralement un leader, ou plusieurs, un groupe dirigeant. Cela n’existe pas dans ce cas.
Mais, pour moi, il est absolument clair qu’après 2022, les femmes constituent la force la plus courageuse et la plus déterminée. Ou, du moins, leur voix s’est fait entendre beaucoup plus fort, à mes yeux. Surtout au début de la guerre.
Il y a eu ce geste désespéré de Marina Ovsiannikova, qui a surgi en direct à l’antenne de la Première chaîne avec une pancarte disant : « Arrêtez la guerre ! On vous ment ici ! ». Il y a eu Sasha Skochilenko, qui, au tout début de la guerre, a remplacé les étiquettes de prix dans les magasins par des slogans pacifistes. Et des dizaines d’autres femmes.
Comme Jénia Berkovitch, qui avait monté la pièce Finist, le clair faucon et qui a écrit des prises de position anti-guerre d’une puissance extraordinaire, reprises et lues dans toute la Russie et pas seulement là.
Il y a eu une multitude de femmes.
Dès le début de la guerre, j’ai eu l’impression que les femmes, c’était la vraie force. Et pas seulement des individus comme celles que je viens de citer, mais aussi des groupes de femmes qui, surtout après l’annonce de la mobilisation, en Bouriatie, en Touva, dans le Caucase, au Daghestan, se sont unies et se sont opposées à l’envoi de leurs maris, de leurs fils, de leurs pères dans ce carnage en Ukraine, parce qu’elles estimaient que cette guerre était injuste.
Il y a quelques années, vous vous êtes essayée à un nouveau rôle, celui de documentariste, et vous avez réalisé un film sur un voyage à travers la Russie ?
Oui, nous sommes partis en voyage en 2015 et avons voyagé jusqu’en 2020, jusqu’au début de la pandémie. En réalité, déjà lorsque je me trouvais aux États-Unis, il m’était évident que je ne voyais absolument pas la Russie dans les actualités. Elle n’existait tout simplement pas. On ne parlait essentiellement que d’une seule personne, dont nous savions tout : où il se trouvait, à qui il avait serré la main, ce qu’il avait dit, dans quelle mer il avait encore plongé pour en sortir un vase grec, sur quel cheval il était monté torse nu.
Nous en savions énormément sur lui. Ce que nous ne savions pas, en revanche, c’était sa vie de famille, s’il était marié ou non, etc. Mais la Russie, elle, était absente de ces nouvelles. La voix des citoyens russes n’était pas entendue : ce qu’ils pensent, comment ils vivent, quels problèmes ils rencontrent et qui les résout – si tant est qu’ils soient résolus. Et c’est précisément cela qui a été le moteur de notre voyage.
Il y avait aussi une motivation plus personnelle. Je suis mariée à un citoyen italien, et notre fille est à moitié italienne, à moitié russe. Mais la partie italienne a toujours prédominé chez elle. Elle a une immense armée de proches, tandis que du côté russe, il n’y a presque personne. Et il me semblait que la partie italienne prenait le dessus.
En tant que mère, je voulais tout de même transmettre par la lignée maternelle cet acte important pour toutes les femmes, pour mes enfants, leur transmettre une part de moi-même. Et comme il ne me restait plus de famille proche, je voulais au moins lui montrer le pays, pour qu’elle se sente plus russe.C’était la première motivation de ce voyage.
Le film est longtemps resté en chantier. En réalité, je ne pouvais pas vraiment travailler sur ce matériel car j’étais correspondante. Avec le début de la guerre et mon départ de mon poste, je m’y suis consacrée pleinement. Ce film rassemble à la fois notre voyage, mon travail et le tout début de la guerre.
D’ailleurs, réaliser ce film a été diablement difficile. Il y a eu des moments où j’avais envie de tout laisser tomber, car c’est une approche totalement différente du traitement des images et de la narration par rapport au journalisme. Cela n’a absolument rien à voir.
Mais le 21 juin a eu lieu la première mondiale de mon film « Et viendra le petit loup gris » dans un festival documentaire extrêmement réputé et prestigieux : Sheffield. D’ailleurs, il figure parmi les cinq plus grands festivals de cinéma documentaire au monde.
Quelles qualités, selon vous, permettent aux femmes de rester fortes et actives en des temps aussi difficiles ?
Je crois que la femme, par nature, est un être résilient, bien plus fort, patient et capable d’audace au moment nécessaire que l’homme. D’abord parce que, biologiquement, nous sommes construites différemment. Nous supportons la douleur, notre seuil de tolérance est bien plus élevé. Nous sommes programmées par la nature pour protéger notre progéniture, pour transmettre des choses essentielles – biologiques et traditionnelles.
Il me semble que lorsqu’une femme russe « explose », c’est que la situation a atteint un point de non-retour. Cela a été particulièrement visible dans les premiers mois de la guerre. Aujourd’hui, la protestation est extrêmement difficile, car le pouvoir est devenu tout simplement tyrannique. Ce n’est même plus une dictature, c’est une tyrannie. Et c’est très compliqué.
Je pense que la haine, que le pouvoir russe diffuse et propage de toutes ses forces, conduit inévitablement à la mort. Alors que l’aboutissement de l’amour, lui, c’est la vie. Et c’est cela, je crois, qui doit être au cœur de toutes les actions et de toutes les motivations aujourd’hui. Que l’on soit femme ou homme, peu importe, pour tout le monde.
Ce qui compte pour moi, c’est ce que je pense de moi-même. Ce qui m’importe, c’est de me sentir et de m’estimer une personne honnête et morale. Parce que ce qui se passe aujourd’hui, non seulement en Russie mais dans le monde, exige, à mon sens, de chacun – indépendamment de sa nationalité ou de son appartenance étatique – une certaine honnêteté et intégrité.
Et c’est cela, le mouvement de résistance : la résistance au mensonge, à la violence et à cette insouciance absurde, vous savez, cette idée que “après moi, le déluge”. Mais non, ce n’est pas “après moi”. Le déluge est déjà là ; il est en train de se produire. Et il me semble que seule cette prise de conscience intérieure compte désormais. C’est cela qui est important maintenant, pas ce qui viendra après. Parce qu’après, je n’en saurai même rien.”
Marina Ovsiannikova : « Soit tu es du côté du bien, soit tu continues à travailler pour ce mal. »
Marina Ovsiannikova est une ancienne rédactrice de la Première chaîne, où elle a travaillé pendant plus de dix ans au sein des plus grands médias d’État russes. En mars 2022, elle est devenue mondialement célèbre après être apparue en direct à la télévision avec une pancarte anti-guerre : « Non à la guerre. Arrêtez la guerre, ne croyez pas à la propagande, on vous ment ici », s’opposant ouvertement à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Cet acte a marqué un point de non-retour et le début d’une nouvelle vie, pleine d’incertitudes, mais honnête.
Aujourd’hui, Marina vit à Paris, où elle continue de dire la vérité. Nous avons parlé avec elle de ce qui l’a conduite à prendre cette décision, de ce qu’elle ressent trois ans plus tard, et de ce que cela signifie de tout perdre au nom de la liberté intérieure.
Depuis de longues années, j’essayais de quitter la Première chaîne, mais je comprenais parfaitement qu’il n’y avait pas d’alternative, parce que si tu pars pour NTV, pour Rossiya ou pour n’importe quelle autre chaîne de télévision, ce sera exactement la même chose. Tous les médias sont sous le contrôle du Kremlin, sous le contrôle de l’administration présidentielle.
On sait que votre famille soutient pleinement le régime actuel en Russie. Est-ce vraiment le cas ?
Oui, mes proches continuent de le soutenir. Mon ex-mari, le père de mes enfants, travaille toujours pour le Kremlin, sur la chaîne Russia Today. Ma mère soutient totalement ce système. Pour eux, je suis une traîtresse ; pour eux, je suis, comme le dit Poutine, une traîtresse, un agent de l’ennemi, une cinquième colonne. Ils ont honte de moi.
Trois ans après, comment évaluez-vous la portée de votre geste ?
J’essaie de recommencer ma vie à zéro, absolument à zéro, en France, parce que j’ai tout perdu après cette action. Évidemment, tous mes comptes ont été bloqués, on m’a pris ma maison, on m’a pris tous mes biens. Je me suis retrouvée sans rien en France. Donc, j’essaie de reconstruire ma vie. J’essaie de guérir du trouble de stress post-traumatique. Pendant un certain temps, je rêvais que j’étais encore en prison.
J’y ai passé une nuit, et cette expérience m’a profondément marquée. Très souvent, je rêvais que j’étais encore dans cette prison, dans ce centre de détention provisoire, dans ces conditions inhumaines. Et puis je me réveillais en me disant : non, non, tu es en France. C’est un exil difficile, mais tu es libre. Tu as ta tête, tes bras, tes jambes, tu n’es pas malade. Lève-toi, avance, continue à faire quelque chose, continue à te battre.
En deux ans et demi ici, j’ai déjà surmonté la bureaucratie française, j’ai compris comment fonctionne le système en France. Et je continue d’agir. Avec Guennadi Goudkov (un homme politique russe de l’opposition également en exil), nous avons créé un club démocratique russe en France et nous essayons d’interagir avec vos responsables politiques.
Nous avons récemment envoyé une lettre au président Macron pour lui demander de prendre l’initiative de la libération des prisonniers politiques russes, car en ce moment des négociations pacifiques ont lieu entre les États-Unis et la Russie, et il est essentiel que l’Europe soit à l’initiative pour inclure dans les futurs accords de paix avec la Russie la libération de ces prisonniers. Nous essayons aussi d’apporter notre aide aux immigrés russes qui se retrouvent dans des situations difficiles.
Comment voyez-vous le rôle des femmes dans la résistance contre la guerre et le régime dictatorial ?
Vous savez, la Russie est un pays de femmes fortes. Et lorsque la guerre a commencé, je me souviens que seules les femmes, principalement, ont protesté contre la guerre. Elles n’avaient pas peur ; elles sortaient avec des pancartes « Non à la guerre ». À ce moment-là, les hommes étaient effrayés par le risque d’être mobilisés, d’être envoyés au front.
Ce sont donc surtout les femmes qui ont manifesté. Un large mouvement de résistance féministe a vu le jour. Les femmes ont joué un rôle décisif. Et, à ce moment-là, même les forces d’opposition espéraient que les femmes deviendraient la force motrice de la lutte contre Poutine.
Mais, malheureusement, cette protestation a été écrasée dès le départ, car vous n’imaginez pas à quel point la Russie est désormais entièrement contrôlée par les forces de sécurité. Dès que vous relevez la tête, des policiers de quartier ou des enquêteurs viennent chez vous. Vous êtes immédiatement licencié de votre travail.
On essaie immédiatement de vous faire comprendre qu’il vaut mieux vous taire et ne rien faire. Cela va même jusqu’au point où, lorsqu’une grande manifestation se prépare, un policier de quartier vient chez vous avec un document spécial et vous dit : “Signez ici pour confirmer que vous n’irez pas manifester.” Ou bien : “Signez pour confirmer que vos enfants n’iront pas manifester.” On en est là, en Russie.
Dans les conditions actuelles, aucune protestation, ni féminine ni masculine, n’est possible en Russie. Ce n’est plus un régime autoritaire, c’est désormais un régime totalitaire.
Selon vous, en quoi consiste la solidarité entre les femmes dans l’émigration ?
Vous savez, nous essayons dans ces conditions difficiles de nous soutenir mutuellement. Quand je suis arrivée en France, j’ai fait la connaissance de presque toutes les personnes liées à la résistance russe, comme la mère de Sasha Skochilenko, qui vit également en France, ainsi que Nadejda Koutepova et Zhanna Agalakova. Nous étions déjà en contact auparavant, bien sûr. Mais si quelqu’un a besoin d’aide, si quelqu’un organise un événement, nous nous soutenons toujours les unes les autres.
L’expérience de l’exil m’a appris à rester forte dans n’importe quelle situation, à ne pas sombrer dans la dépression et à continuer à agir. J’ai compris que la liberté est la valeur la plus élevée qui puisse exister, car parfois je m’imagine : et si je n’avais pas fait ce pas décisif et que je continuais à travailler pour ce régime poutinien ? Rien que d’y penser, j’en ai des frissons, car je comprends que si j’étais restée en Russie, j’aurais été écrasée, je vivrais dans une émigration intérieure et probablement dans un état psychologique bien pire que celui que je traverse en France. Ici, au moins, j’essaie de faire quelque chose.
Je ne baisse pas les bras et je ne sombre pas dans la dépression : je continue à agir, à travailler pour le bien de la société démocratique russe. J’essaie d’aider et, surtout, je ne me tais pas, parce qu’ici, en liberté, nous ne devons pas nous taire. Nous devons continuer à dire que ce régime est criminel et que cette guerre est illégale. Aujourd’hui, Trump tente de légitimer tout ce que fait Poutine, mais c’est précisément la résistance russe qui doit montrer que tout ce qui se passe en Russie est un crime.
Qu’est-ce qui vous aide à ne pas perdre espoir et à croire en un avenir meilleur ?
Ma fille. Je comprends que personne d’autre ne l’élèvera à ma place. J’ai une énorme responsabilité, car je l’ai sortie de Russie. Je dois lui offrir un bon avenir ; je dois lui donner une bonne éducation européenne. C’est probablement ma principale motivation aujourd’hui pour ne pas abandonner, pour ne pas baisser les bras et pour continuer à agir.
Je pense que, lorsque l’occasion se présente de ne pas se taire et de sacrifier quelque chose pour un avenir meilleur, nous ne devons pas nous taire. Parce que la liberté est probablement la chose la plus importante dans la vie.


