Nous l’avons vu de près cette année : La Roumanie a dû annuler un tour de scrutin à cause de l’ingérence russe.
Sachant que 58 % des Français déclarent avoir déjà été exposés à des informations politiques qu’ils considèrent comme fausses ou trompeuses, il est juste de se demander si nous aussi sommes susceptibles aux manipulations étrangères.
Inès Gentil, du EU DisinfoLab et le Dr Laurent Cordonier de la Fondation Descartes ont expliqué comment les récits étrangers peuvent nous mener par le bout du nez.
Un rapport sur les récits étrangers qui fait froid dans le dos
Le dernier rapport du Dr Laurent Cordonier, intitulé « La pénétration en France des récits étrangers sur les conflits contemporains » détaille en quoi les manipulations et ingérences informationnelles étrangères représentent une menace pour les sociétés démocratiques et comment cela conduit à l’érosion de la confiance dans les institutions.
Quels types de récits étrangers peuvent façonner notre opinion et nuire à notre démocratie?
Laurent Cordonier : “Dans tout conflit, chaque partie en présence cherche à imposer sa vision des événements au reste du monde, ce qui engendre une véritable guerre de communication. Certains acteurs recourent à des formes d’ingérences informationnelles — en diffusant des contenus manipulés, mensongers, voire coordonnés pour semer le doute. D’autres usent de leur soft power culturel ou diplomatique.
J’ai donc sélectionné trois éléments centraux de récit pour chaque protagoniste de ces conflits. Ne me considérant pas comme spécialiste géopolitique, j’ai travaillé avec des experts, notamment de l’IRSEM, pour déterminer les principaux narratifs promus par chaque camp.”
Les récits étrangers concernant la guerre en Ukraine
Laurent Cordonier confirme trois affirmations-clé du côté russe :
- La Russie a été contrainte d’attaquer l’Ukraine pour se défendre contre l’expansion de l’OTAN.
- Elle devait protéger les populations russophones de l’Est de l’Ukraine.
- Elle visait à libérer l’Ukraine d’un gouvernement corrompu, néonazi et décadent.
Du côté ukrainien :
- En se défendant, l’Ukraine protège aussi l’Europe et ses valeurs démocratiques.
- L’Ukraine défend légitimement sa souveraineté nationale.
- La Russie mène une guerre d’agression impérialiste en violation du droit international.
Ce genre de récits est une manière de créer un récit cohérent, une sorte d’histoire à la manière des contes pour enfants : D’un côté les gentils, et de l’autre, les méchants.
Selon le récit que vous suivez, vous allez pouvoir déterminer qui occupe quelle fonction. Et bien sûr, à la manière des contes pour enfants, vous serez naturellement porté à soutenir votre héros et condamner le “méchant”.
C’est d’ailleurs pour cela que l’on retrouve dans les discours de Zelensky l’idée de persécution des Ukrainiens par l’énorme territoire russe.
En jouant de l’idée de la différence de tailles, cela renvoie à l’histoire de David et Goliath : Le petit, sans presque aucune défense doit remporter la bataille face au géant : c’est dans l’ordre des choses pour que l’histoire se termine bien.
Pourtant, l’Ukraine est un territoire plus vaste que la France. Mais en se positionnant comme un petit pays qui refuse l’impérialisme russe et protège l’Europe, cela permet au public européen de vouloir soutenir l’Ukraine.
Les récits concernant le conflit Hamas-Israël autour du 7 octobre
Laurent Cordonier : “Pour le Hamas, les éléments sont issus directement de leur propre document de propagande intitulé Our Narrative. Ils affirment par exemple que l’attaque du 7 octobre est une réponse légitime à 75 ans d’occupation, que les civils israéliens tués ne sont pas vraiment des innocents, car ils participent au système colonial, et que les représailles israéliennes ne sont que l’expression d’un génocide en cours.
Côté israélien, les récits évoquent le caractère barbare de l’attaque du 7 octobre, le droit d’Israël à se défendre, et l’ampleur des crimes commis par le Hamas contre les civils.“
La réceptivité de ces récits dans l’opinion publique française
Laurent Cordonier : “Ce qui frappe, c’est que dans chacun des conflits, une partie non négligeable de la population française adhère à certains récits promus par des puissances étrangères. Dans le cas de la guerre en Ukraine, par exemple, près d’un tiers des répondants jugent plausible l’idée que la Russie n’a fait que se défendre face à l’OTAN.
Sur le conflit Hamas-Israël, une polarisation très forte apparaît. Certains récits du Hamas rencontrent une adhésion significative, notamment chez les jeunes ou les personnes qui se sentent marginalisées socialement ou politiquement.
Les tensions franco-algériennes révèlent quant à elles une défiance forte envers l’action passée de la France au Sahel — un terrain où les récits hostiles à la présence française circulent très largement, en partie via les canaux russes (comme RT ou Sputnik, désormais interdits en Europe mais toujours relayés).“
Que doivent en conclure les pouvoirs publics ?
Laurent Cordonier : ” L’objectif n’était pas d’étiqueter les répondants ou de juger leurs opinions, mais de comprendre la vulnérabilité de notre espace informationnel. Le fait que des récits fondés sur des mensonges ou des distorsions historiques trouvent un écho important doit alerter. Cela ne veut pas dire que toutes les critiques de la politique française ou occidentale sont illégitimes, mais que l’infiltration de narratifs biaisés ou manipulés peut peser sur la cohésion sociale.
Les pouvoirs publics doivent prendre ces résultats au sérieux, renforcer l’éducation aux médias, et mieux communiquer sur les conflits contemporains. Il faut aussi repenser les politiques de régulation des contenus sans glisser vers la censure.“
Pourquoi croit-on à ces récits étrangers?
Inès Gentil : “Les ingérences informationnelles ne passent pas toujours par de fausses nouvelles, mais par des récits bien construits, émotionnellement puissants, diffusés de manière subtile et souvent relayés par des médias ou des personnalités crédibles aux yeux du public.
La défense démocratique passe aujourd’hui par la résilience informationnelle : renforcer l’esprit critique, la confiance dans les institutions, et favoriser un débat pluraliste, mais ancré dans des faits vérifiés. Les récits étrangers ne sont pas en soi problématiques — ce qui l’est, c’est lorsqu’ils visent à manipuler ou à diviser nos sociétés.“