« Si ton estomac gargouille, c’est toi qui t’applaudis », « t’as envie de grignoter ? Bois de l’eau et repense à ton tour de taille » ou encore « tu veux une friandise ? Tu es un chien ou quoi ? » : Ces phrases, à la fois choquantes et dangereusement banalisées, circulent sur les réseaux sociaux depuis plusieurs mois sous le hashtag #Skinnytok.
Entre discours culpabilisants et conseils préjudiciables pour la santé, cette tendance virale qui glorifie la maigreur extrême, inquiète les professionnels de santé.
Parmi eux, nous avons pu interroger Camille Ringot, médecin psychiatre spécialiste des troubles des conduites alimentaires (TCA), également active sur les réseaux sociaux et autrice du livre « Jeûne, régimes, minceur : la grande manipulation ».
Bonjour Camille Ringot, pouvez-vous vous présenter s’il vous plaît ?
Je suis médecin psychiatre spécialiste des TCA. (Troubles des conduites alimentaires). J’exerce dans un service d’hospitalisation qui accueille des patients présentant des états de dénutrition extrême en lien avec une anorexie mentale ou des complications somatiques de leur TCA (troubles ioniques, hypoglycémies, cytolyse hépatique).
Je suis également présente sur les réseaux sous le nom de doc.tca pour sensibiliser, informer et orienter autour des TCA, mais aussi débunker les idées reçues et fake med qui peuvent nous amener à développer des désordres alimentaires voire d’authentiques TCA.
Comment définiriez-vous les troubles des conduites alimentaires (TCA) ?
Pour faire simple, c’est le fait de souffrir de son rapport à l’alimentation et de son rapport au corps. Les troubles des conduites alimentaires sont des maladies psychiatriques impliquant des perturbations significatives de la prise alimentaire associées à une souffrance psychique.
Le diagnostic se fait en général après plusieurs mois d’évolution et les troubles entraînent souvent des préoccupations corporelles et pondérales excessives, une mésestime de soi liée au poids ou à la silhouette, parfois des perturbations de l’image corporelle ainsi que des symptômes comme la tristesse ou l’anxiété.
Parmi ces troubles, vous avez sûrement déjà entendu parler de l’anorexie, la boulimie ou encore l’hyperphagie qui sont les trois entités principales des TCA, mais il en existe également d’autres comme le mérycisme, le pica ou encore l’ARFID qui sont moins connus mais tout aussi importants ! Les TCA touchent près d’un million de personnes en France.
Comment accompagner un proche confronté à ces troubles ?
Être à l’écoute, garder une attitude bienveillante, demander à la personne qui souffre ce qui peut l’aider. Essayer de comprendre la maladie et les soins recommandés. Amener son proche vers des soins adaptés, ou participer à une thérapie familiale ou des entretiens familiaux si cela est proposé.
Est-il possible de prévenir les TCA ?
On peut sensibiliser. Faire du repérage précoce pour que les soins soient d’autant plus efficaces. On peut aussi aider les jeunes à avoir une bonne estime d’eux:
Reconnaître leur valeur indépendamment de leur apparence.
Se détacher de la comparaison.
Voir l’alimentation comme une source d’énergie vitale et non des injonctions et du contrôle.
Il s’agit aussi de leur apprendre que tous les aliments sont permis et que chaque personne a sa morphologie qu’on ne peut pas maîtriser. Et puis on peut aussi les aider à critiquer les injonctions sociétales à l’idéal de minceur et avoir un discours proactif allant à l’encontre de ces messages.
Dans un monde hyperconnecté, quel impact ont les réseaux sociaux sur la perception que les adolescents et les jeunes adultes ont de leur corps ?
Certaines études mettent en avant l’impact négatif sur l’image corporelle de l’exposition importante à des images idéalisées. Plus on serait exposé aux images, plus on risque de développer une insatisfaction corporelle, qui est un facteur de risque de développer des TCA.
Aujourd’hui, les réseaux accentuent les phénomènes de comparaison et les risques d’insatisfaction corporelle dans leur forme actuelle de par des images retouchées, générées par l’IA, posées et très idéalisées autour de la minceur.
J’imagine que vous avez vu passer sur les réseaux sociaux la nouvelle tendance #SkinnyTok, quel regard portez-vous sur celle-ci ?
C’est un contenu extrêmement dangereux qui se rapproche totalement des contenus pro ana qu’on pouvait voir il y a quelques années. Plusieurs éléments sont problématiques :
- Le discours culpabilisant et brutal qui se veut « motivant » et qui incite à la maigreur extrême, la banalise alors qu’elle correspond le plus souvent à un état de dénutrition sévère avec toutes les conséquences que ça implique : hypoglycémies, troubles cardiaques, altération du foie ou encore de la fonction rénale. La dénutrition va impacter l’ensemble du corps et peut-être mortelle.
- Les méthodes proposées, qui sont toutes plus dangereuses les unes que les autres, comme : les restrictions alimentaires drastiques, l’hyperactivité physique ou encore la prise de compléments pour atteindre un corps « skinny » au détriment de la santé physique et mentale des personnes…
- Le public concerné par la plateforme qui véhicule ces messages. TikTok est majoritairement utilisé par des adolescents, dont le corps change, qui ont déjà des préoccupations corporelles et qui construisent leur personnalité. C’est une période où on est plus influençables vis-à-vis de ce type de discours, de contenus et plus à risque de développer des troubles comme les TCA
- Et pour finir, au-delà des dégâts sur la santé physique dont on a déjà parlé, on va aussi avoir des conséquences sur la santé mentale ! Les images de maigreur, l’idéalisation de corps maigres peuvent engendrer, par des phénomènes de comparaison, une insatisfaction corporelle, une dévalorisation et, chez certaines personnes, être une porte d’entrée dans les TCA.
En tant que professionnel de santé, comment peut-on répondre efficacement à ces contenus problématiques autour de l’alimentation et de l’image corporelle ?
- Faire de l’éducation aux médias auprès des jeunes afin qu’ils développent un esprit critique sur les messages et images qui les entourent.
- Sensibiliser sur l’existence de ces troubles et les conséquences gravissimes qu’ils engendrent. Les TCA sont des maladies graves et on ne peut pas normaliser et laisser proliférer du contenu qui les banalise voire les glorifie.
- Signaler les contenus problématiques, mais aussi ne pas interagir pour ne pas alimenter l’algorithme.
- Aider les parents à accompagner les plus jeunes sur les réseaux en leur parlant des risques de certains contenus, mais aussi en rappelant l’écart qu’il y a entre la vie sur les réseaux et la vie réelle, les images, mais aussi en amont aider les plus jeunes à avoir confiance en ce qu’ils sont, leur valeur, au-delà de l’apparence ou du regard de l’autre.
- Agir sur la diversité des corps, des images, interdire l’usage de filtres, la retouche et envoyer des messages d’acceptation de tous les corps. Lutter contre la grossophobie et la grossophobie internalisée
Étant vous-même présente sur les réseaux sociaux, les considérez-vous comme des leviers pertinents pour sensibiliser et prévenir les TCA ?
Oui aussi ! Les réseaux sociaux ne sont pas responsables du développement des TCA mais peuvent faire partie des facteurs de risque ou encore des facteurs déclenchant ces troubles selon les contenus consultés.
Les réseaux sociaux peuvent aussi avoir des aspects positifs. Positifs dans le sens où ils permettent de créer des interactions surtout pour les personne qui vont créer et être actif sur les réseaux. Mais aussi par le biais de contenu éducatif, de contenus sensibilisant sur la santé mentale, sur la diversification corporelle, sur le bien-être et par le biais de contenus qui stimule la créativité, les loisirs, les passions.
Si on augmente le nombre de contenus de sensibilisation ou allant à l’encontre des injonctions, on peut créer une autre dynamique et impacter positivement. Personnellement, je pense qu’il faut utiliser les réseaux qui sont de toute façon omniprésents dans notre quotidien pour contrer des mouvements à risque.