Imaginez une cathédrale silencieuse à 2 000 mètres de profondeur. Un monde noir, glacé, mais vivant : coraux millénaires, poissons fluorescents, créatures étranges au ralenti. Ce sont les abysses.
Ce monde-là, nous sommes en train de le piétiner… sans même savoir à quoi nous renonçons.
Et le pire ? Ce n’est pas un scénario futuriste. C’est déjà en cours.
Roberto Danovaro, professeur d’écologie marine à l’Université Polytechnique des Marches (Italie) et membre du groupe d’experts européen sur la restauration marine, sonne l’alerte dans un rapport.
Un fond marin devenu parking industriel
Dans la seule mer Adriatique — qui ne représente que 0,1 % des océans — on recense déjà 2 000 kilomètres de câbles et de conduites liées à l’extraction de gaz. Ajoutez à cela les ancrages de plus en plus profonds des éoliennes flottantes, les projets de mines de métaux rares, les filets abandonnés ou fantômes, et un chalutage intensif parfois pratiqué illégalement sous les 1 000 mètres de profondeur malgré les interdictions.
Tout cela crée une pollution physique permanente, comparable à des cicatrices dans la chair des abysses.
« Ces activités provoquent des altérations du fond marin si profondes qu’elles transforment des habitats situés à 500 mètres de profondeur en des zones biologiquement comparables à celles situées à 2 500 mètres », explique Roberto Danovaro.
Contrairement aux écosystèmes côtiers, les fonds abyssaux se régénèrent à un rythme glaciaire. Certaines traces laissées par des expérimentations minières dans les années 1980 sont toujours visibles, 30 ans plus tard, sans aucun signe de reprise de vie.
« Nous parlons ici de milieux dont la résilience est si lente qu’une blessure peut rester béante pendant des siècles, voire des millénaires. »
Une dégradation à vitesse grand V que l’Europe souhaite stopper
Chaque année, ce sont près de 5 millions de kilomètres carrés de plancher océanique — soit 1,3 % des océans mondiaux — qui sont physiquement dégradés, principalement par la pêche au chalut. Ces activités ont aussi un impact invisible mais majeur : la perturbation des réseaux trophiques (c’est-à-dire des chaînes alimentaires) jusque dans les plus petits organismes.
Et cette pression s’ajoute à une autre : le réchauffement accéléré des eaux profondes. Dans la Méditerranée occidentale, la température à 1 600 mètres de profondeur a doublé en 15 ans par rapport aux trois décennies précédentes.
L’Union européenne joue aujourd’hui un rôle de premier plan dans les efforts de restauration des habitats marins profonds.
Depuis 2015, plusieurs projets de recherche ont été lancés pour relever ce défi écologique.
Le projet MERCES a ouvert la voie à REDRESS4, démarré en 2024, qui cherche à restaurer les habitats profonds — une tâche encore plus complexe que la régénération des herbiers marins ou des forêts de mangrove.
« Restaurer les écosystèmes profonds est encore plus difficile car, pour la majorité d’entre eux, nous n’avons aucune expérience préalable. La plupart des connaissances acquises jusqu’à présent concernent les coraux d’eau profonde, mais il nous faut démontrer que nous pouvons réussir, afin de favoriser les investissements et créer des opportunités pour les entreprises privées. »
La clé réside dans la démonstration concrète de la réussite écologique. Celle-ci doit être une intervention qui permettra la récupération de la biodiversité et des fonctions écosystémiques essentielles. L’un ne va pas sans l’autre.
« Si vous ne récupérez que certaines fonctions sans la biodiversité, vous n’avez pas de restauration véritable, seulement une récupération partielle. Une restauration réelle signifie un retour à des valeurs écologiques proches de celles qui existaient avant l’impact. »
Les chercheurs ont étudié un large éventail d’habitats, du mont sous-marin au large de l’Irlande aux récifs de coraux froids endommagés par la pêche à la palangre en Islande, en passant par les communautés benthiques des sédiments meubles en Suède et les récifs madréporaires de la Méditerranée.
La technologie peut-elle guérir les profondeurs?
La dimension technologique est clé. Travailler à grande profondeur exige des outils spécifiques — véhicules téléguidés (ROV), systèmes de manipulation robotisée, plateformes d’intervention — car la plongée humaine n’est plus envisageable.
« Plus nous sommes capables d’utiliser des solutions technologiques, plus nous pouvons étendre les efforts de restauration tout en réduisant le coût par hectare restauré — ce qui est un facteur essentiel du point de vue des investisseurs. »
Et ces investisseurs posent deux questions fondamentales : quelle est la probabilité de succès ? Et dans combien de temps un retour sur investissement, tangible ou intangible, peut-il être espéré ?
À la différence des herbiers peu profonds, pour lesquels une solution simple consiste à transplanter les plants d’une zone saine à une zone dégradée (au risque d’endommager davantage l’écosystème donneur), les chercheurs cherchent aujourd’hui des alternatives durables et à impact minimal.
Parmi elles, le “wedding cake”, une structure tridimensionnelle conçue spécialement pour favoriser le recrutement naturel de larves et le développement de juvéniles, sans transplantation directe.
« Ce système de recrutement profond utilise des matériaux éco-compatibles pour accueillir les organismes que nous cherchons à réintroduire. Une fois colonisées par les coraux et autres espèces cibles, ces surfaces peuvent être transférées vers d’autres zones à restaurer. »
Ces dispositifs ont été testés dans des zones comme le canyon sous-marin au large de Naples, en mer d’Irlande, en mer Méditerranée et dans l’Adriatique du Sud, dans le cadre du projet LIFE DREAM.
Les efforts de restauration incluent aussi la réutilisation intelligente des infrastructures offshore. Plutôt que de démonter des plateformes colonisées par des espèces rares ou menacées, certaines équipes vont transférer ces communautés vers de nouveaux sites de restauration, pour prolonger leur “effet récif”.
Pour évaluer les résultats, les chercheurs ont compilé plus d’un millier d’études à des profondeurs allant jusqu’à 1 000 mètres, comparant les taux de succès de la restauration dans différents habitats : herbiers, marais salants, récifs tropicaux, récifs d’eau froide…
« En moyenne, la restauration marine montre un taux de succès supérieur à 60 %, toutes zones confondues. C’est un message d’espoir : même dans les profondeurs, la nature peut guérir — si nous lui en donnons les moyens. »